dimanche 5 novembre 2006

CR 27 04 06_Ronsard

 

 

Compte rendu de la séance du jeudi 27 avril 2006

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Christophe Gutbub, Isabelle Jouteur, Olivier Pédeflous, Sandra Provini, Anne-Pascale Pouey-Mounou, Astrid Quillien, Jean-Marie Roulin, Laure Seneze.

 

 

 

 

Exposé d’Olivier Pédeflous sur « Un epos sans épique :

 

 l'epyllion chez Ronsard »

 

 

 

Remarque : Vous trouverez ci-dessous le texte de l’exposé dans son intégralité.

 

           

I. Mise au point préalable sur l’epyllion

 

 

Ce genre voit le jour dans la littérature alexandrine, à l’époque hellénistique ; il a été illustré successivement par Théocrite (Hylas (XIII), Hercule enfant (XXIV), Callimaque (Hecalè), Moschos (Enlèvement d’Europe) et leurs continuateurs latins, notamment à l’époque tardive (voir par exemple le De raptu Proserpinae de Claudien). Pourtant le nom n’apparaît ni dans l’Antiquité, ni à la Renaissance : c’est une création de la philologie allemande du XIXe s. : Willamowitz, J. Hermann, Richard Heinze ont tour à tour défini et enrichi cette notion. Il n’y a pas d’accord sur le contenu exact de cette catégorie et les œuvres à y inclure :

·        problème de longueur et d’affiliation à la grande épopée : on classe parfois Apollonios et ses Argonautiques dans cette catégorie, mais cela n’est pas sans poser problème ; en effet, la cohérence de l’étiquette semble menacée si l’on range sous la même bannière un poème long en 3 livres, avec reprise des passages obligés de l’épopée homérique (catalogue des héros) comme les Argonautiques – même si Apollonios opère une « réduction épique » aux côtés de Callimaque dont la poésie se veut en rupture avec le grand genre.

·        problème de la stabilité générique : Wilhelm Kroll a pu parler de « métissage des genres » ; on peut souscrire à ce constat, mais cela ne résout pas la question du substrat épique qui demeure dans l’epyllion. Dans cette perspective, l’epyllion se situe parmi ces hybridations de l’épique comme le dit Madelénat : « Les œuvres se répartissent donc entre cette coïncidence – l’épopée héroïque – et la disjonction totale, en passant par le spectre des hybrides plus ou moins mutant (épopées tragiques, idylliques, romanesques…) ».

En effet, il y a indécision devant le classement de certains poèmes de Théocrite : Ph. Legrand, l’éditeur des bucoliques grecs aux éditions Budé dans les années 1920, parle par exemple d’ « idylle héroïque » à propos d’Hylas. De même, le poème de Moschos sur le ravissement d’Europe est souvent désigné comme une « idylle ».

 

 

Ces quelques points montrent que cette catégorie n’est pas sans faire difficulté, si l’on revient à la définition de Madelénat à partir de laquelle nous avions tenté d’envisager l’épopée au début de l’année.

-         l’epyllion n’est pas un poème long.

-         A la Renaissance, le critère du mètre ne peut être retenu.

-         Si le personnel épique traditionnel n’est pas absent, il y a une disjonction majeure avec l’héroïsme attendu : certes Hercule apparaît chez Théocrite, mais ce n’est pas le héros des Travaux, parangon d’héroïsme qui est dépeint, mais le héros dans l’enfance. Voir à Rome, sous l’empire, l’Achilléide de Stace, de facture très alexandrine, où  Achille est déguisé en fille pour échapper à son destin. De plus, dans les epyllia, un place de choix est faite aux personnages féminins (Europe, Proserpine) mais dépourvus de l’héroïsme féminin tel qu’il peut apparaître chez  une Andromaque.

-         Reste l’épique, plus complexe à analyser : l’epyllion maintient certains topoi épiques : descriptions-tableaux, parfois les comparaisons épiques, mais la proportion s’inverse par rapport à l’épopée classique.

 

 

On peut confronter brièvement des définitions de l’epyllion dont certains éléments nous aideront dans la perception de la catégorie :

            * J.P. Néraudau le définit avant tout comme une esthétique : elle « aboutit à privilégier les petits genres, qui permettent une recherche artistique plus parfaite, et à rappeler les grands genres, tant en limitant leur ampleur matérielle qu’en travestissant les grandeurs héroïques et en les ramenant à des valeurs individuelles, l’amour par exemple et ses multiples formes » (La Poésie, dir. Y. Bellenger, Rosny Bréal, 1999, p. 18). Une telle définition met en avant un des gauchissements majeurs de l’epyllion : l’introduction de l’amour comme fil conducteur, qui est une conséquence de l’ « érotisation » progressive de la grande épopée depuis Apollonios de Rhodes (poursuivie dans le fameux chant IV de l’Enéide et
achevée chez Ovide).

            * Martin et Gaillard envisagent, quant à eux, l’epyllion comme « un poème de dimension relativement modestes traitant un épisode qui pourrait s’intégrer dans un poème épique plus vaste » (Les Genres littéraires). Ils insistent sur la structure et y voient un moment, un épisode, pouvant s’inscrire dans la grande épopée, ce qui retiendra notre attention dans la réflexion sur l’esthétique du « morceau ».

 

 

II. L’epyllion chez Ronsard

 

1. La question de l’epyllion chez Ronsard prend toujours pour point de référence la Franciade, modèle de la grande épopée en forme. On situe généralement les autres expérimentations épiques de Ronsard par rapport à cette œuvre.

 

 

            a) Bruce Leslie, Ronsard’s successful epic venture : The Epyllion, Lexington, Kentucky, French Forum, 1979.

 

Selon ce critique, le génie épique de Ronsard n’est pas à trouver dans le grand épique, considéré comme un échec, mais dans des œuvres courtes : l’Hymne de l’Hyver, l’Hymne de Pollux et Castor, l’Ode de la Paix. Dans sa perspective, si l’on considère la Franciade, on constate que l’action est sans cesse arrêtée par une série de longs discours et de morceaux d’érudition qui font perdre son souffle à l’œuvre (p. 29).

 

 

            b) D. Bjaï, La Franciade sur le métier (2000)

L’auteur entreprend une réhabilitation de la Franciade. Il considère que ce poème est un aboutissement épique et qu’il n’est donc pas légitime de s’escrimer à chercher dans les epyllia un quelconque génie épique de Ronsard ; selon lui, les poèmes énumérés plus haut, parmi d’autres, ne font que préparer la grande œuvre.

 

 

            c) N. Dauvois, Mnémosyne, IIe partie, ch. I « Mythe et mémoire ».

L’angle de l’approche est ici sensiblement différent ; N. Dauvois s’intéresse à une série d’epyllia centrés sur les Argonautiques : Hylas, Narssis… Elle y voit un « cycle des Argonautiques ronsardiennes » (p. 114). « Cet ensemble de textes nous semble donc moins servir de prélude à l’épopée que de laboratoire à l’œuvre ronsardienne toute entière : lieu où s’exercent et s’explicitent les principes d’une œuvre qui ne se définit comme « Poësie » qu’autant qu’elle suppose, impose les règles de sa propre réflexion ».

 

 

2. Le pannus purpureus chez Ronsard

 

 

Voilà une série d’analyses de l’epyllion chez Ronsard à partir desquelles nous allons réfléchir. Il apparaît qu’aucune d’entre elles ne s’interroge sur le lien à établir entre epyllion et épopée, lien pourtant hautement problématique comme nous avons pu le constater.
            Je me situerai dans une perspective différente en envisageant l’epyllion comme une poétique et une esthétique, inséparables de l’alexandrinisme qui est lié à la naissance de cette catégorie, au lieu d’en rester au seul critère de longueur et de gauchissement de la grande épopée.

            Je m’appuierai pour cela sur des travaux qui ont mis au jour l’importance de la construction des épisodes dans la poésie ronsardienne et ont pu définir une poétique de la fragmentation, essentielle pour comprendre l’économie de la Franciade.

 

 

·        G. Fasano, « La déconstruction du matériau épique dans la poésie encomiastique de Pierre de Ronsard », Avatars de l’épique, dir. G. Mathieu-Castellani, 1996.

·        Chronologiquement précédé par une intéressante contribution de J. Braybrook, « The aesthetics of fragmentation in Ronsard’s Franciade », French studies, XVIII-1, janv. 1989.

 

 

Comme ces deux études, il est nécessaire, me semble-t-il, de partir du programme opératoire donné par la préface posthume à la Franciade (1587) dédiée « Au lecteur apprentif », même si l’on sait que le texte que nous lisons aujourd’hui a été remaniée par le fidèle Binet à partir des notes de son maître. On peut s’en servir pour aborder toute l’œuvre précédente de Ronsard en adoptant un point de vue rétrospectif :

 

 

j’ai basti ma Franciade, sans me soucier si cela est vray ou non […]. C’est le faict d’un Historiographe d’esplucher toutes ces considérations, & non aux Poëtes qui […] d’une petite scintille font naistre un grand brazier, & d’une petite cassine font un magnifique Palais, qu’ils enrichissent, dorent & embellissent par le dehors de marbre, Jaspe & Porphire, de guillochis, ovalles, frontispices & piedsdestals, frises & chapiteaux, & le dedans des Tableaux, tapisseries eslevées & bossées d’or & d’argent, & le dedans des tableaux cizelez & burinez, raboteux & difficiles à tenir és mains, à cause de la rude engraveure des personnages qui semblent vivre dedans. (Pléiade, t. I, p. 1168)

 

 

Ronsard définit ici une poétique inventoriale, manifeste son goût pour les détails précieux et fait preuve d’allégeance à l’alexandrine. Ce goût du détail et de la peinture maniériste a été fréquemment relevé chez Ronsard : M. Raymond, « Le maniérisme de La Pléiade » ; F. Joukovsky, Le Paysage chez Ronsard (1974) ; puis danss Le Bel Objet (1991).

Il faut ajouter à ce premier extrait un autre passage de la préface qui donne des indications plus précises sur la manière de rehausser les peintures en mettant à disposition une série d’outils au service de l’efficace du discours :

 

 

Figures, Schemes, Tropes, Metaphores, Phrases et periphrases eslongnées presque du tout, ou pour le moins separees, de la prose triviale et vulgaire […]comparaisons bien adaptees, descriptions florides, c'est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poëtiques, tant pour representer la chose que pour l’ornement et splendeur des vers. (Pléiade, t. I, pp. 1161-1162)

 

 

Ces conseils peuvent étonner à l’orée d’un texte destiné à ouvrir une grande épopée sur le modèle d’Homère et Virgile. Comme le remarque Fasano, de « ces grands poèmes qu’il aime jusqu’à l’exaltation », Ronsard semble ignorer justement le « souffle épique » et « ne voir que les beautés foisonnantes qu’il a « démembrés » et « désassemblés » […] » (p. 442).

Cette esthétique des membra disjecta des classiques redisposés artistement dans une composition nouvelle ne peut manquer d’être rapprochée d’une certaine méthode d’explication des poètes dans certains collèges au XVIe s.

·        A. Moss a bien montré (Ovid in Renaissance France, 1982, p. 1) que les Métamorphoses d’Ovide n’étaient pas tant envisagées dans leur dimension de carmen continuum, comme nous le faisons aujourd’hui en suivant les préceptes du poète, mais sous la forme de morceaux choisis correspondant notamment à des ekphraseis (voir l’usage de recueils de descriptions-modèles). J. Braybrook n’hésite pas à faire l’hypothèse d’une influence des Métamorphoses d’Ovide sur la dispositio de la Franciade dont on a souvent relevé la composition en blocs massifs ; on connaît aussi la passion de Ronsard pour le traitement exhaustif de certains épisodes dans la Franciade.

·        Il faut rappeler aussi une tradition de formation scolaire à la description : nous pensons ici à une pratique bien ancrée dans les collèges parisiens (en particulier Montaigu et Lisieux) dans les années 1510-30 sous l’effet de la diffusion des théories poétiques de Politien, allant de pair avec la multiplication des éditions d’auteurs latins tardifs (voir cours d’Aléandre sur Stace : exercitatio à la description de villes ; cf. J. Paquier, Jérôme Aléandre). Les élèves pratiquaient des exercices d’amplification à partir de quelques vers où ils devaient réutiliser les fruits de la lecture des poètes et ils étaient aidés en cela par une batterie de manuels prédigérant la matière. On pense par exemple à l’Officina de Ravisius Textor qui contient de nombreux catalogues poétiques, notamment une section Impossibilia, rassemblant des extraits de poètes consacrés aux adynata, ou à ses Epitheta. Des découpages sont pratiqués sur les textes classiques : sélection de comparaisons, d’épithètes rares, d’hapax, de théonymes (noms de dieux) qui viendront rehausser les compositions des élèves, insistance sur le personnel mythologique (séquences récurrentes = nymphes, fleuves, chars de dieux), sur les topoi de la poésie épique, tout particulièrement le locus amoenus, propice au développement de la copia et de la varietas. Ces pratiques de l’enseignement permettent aux élèves d’acquérir la maîtrise d’un matériau topique aisément réutilisable.

 

 

Je ne m’étendrai pas ici sur cette pratique, qui repose sur des tendances exacerbées dans l’Antiquité tardive, marquée par la compénétration de l’épique et de l’épidictique : voir Claudien dans le De Raptu Proserpinae ; les poèmes encomiastiques de Sidoine Apollinaire (ex : Epithalame pour les noces de Ruricius). Cette poétique n’a pas été théorisée, mais à partir d’un certain nombre d’éléments épars, on peut tenter de la reconstituer, notamment grâce à certaines réflexions de Sidoine dans ses lettres. Il repense notamment le pannus purpureus, morceau d’apparat dénoncé par Horace dans l’Art poétique du point de vue de l’enchaînement : Sidoine a compris qu’il fallait multiplier ces morceaux dans la perspective d’une rhétorique floride. Durant cette période dite maniériste ou alexandrinisante de la poésie, on assiste à un déplacement du regard de l’ensemble du poème vers des structures plus restreintes : la description, l’épisode. Ces poètes ne se contentent pas d’amplifier à l’extrême des topoi déjà en place dans la poésie classique, comme on l’a souvent avancé ; ils repensent l’économie d’un poème en fonction de l’organisation par morceaux juxtaposés faisant sens par eux-mêmes (voir l’article de G. Braden, « Claudian and his influence. The realm of Venus »,  Arethusa, 12, 1979, pp. 203-231). Une telle pratique n’est pas pour autant incompatible avec la prise en compte de la cohérence macrostructurale mais il y a un changement de regard, une attention pour le détail.

 

 

Au XVIe siècle, on retrouve cette sensibilité : voir par exemple la cueillette de subtils bas-reliefs chez les poètes épiques au livre V de la Poétique de Scaliger (éd. Chomarat) : on note chez Scaliger la même attention pour le tableau, le détail mignard que chez Ronsard. Sans postuler à tout prix une influence de Scaliger sur Ronsard, il faut lire le livre V de Scaliger comme un exemple proche du carnet poétique de Ronsard mais que celui-ci ne nous livre que transfiguré par la poésie.

L’influence de ces tendances sur Ronsard peut-être attribuée à :

-         l’enseignement de Dorat : Dorat a été l’élève de Toussain et de Brie, marqués par l’alexandrinisme. Lui-même a visiblement fait cours sur l’Enlèvement d’Europe de Moschos ; il fait preuve d’un goût pour l’érudition alexandrine jusqu’à l’obscurité (Alexandra de Lycophron).

-         La oésie néo-latine qui développait la poésie descriptive : poèmes de Pierre Rosset (Pratum par exemple : poète-professeur parisien bien connu des Lyonnais) et surtout la Pandora de Jean Olivier, traduite par deux fois en français dans les années 1540.

Dès les Odes de 1550, le goût pour le détail et la description floride se fait sentir dans deux pièces de facture alexandrine déjà rapprochées et analysées par P. Laumonier dans sa thèse (1937) : La Defloration de Lede et le Ravissement de Céphale.

On retrouve dans La Defloration de Lede  les ingrédients traditionnels de l’alexandrinisme : description méticuleuse d’un objet historié (panier de Lede) ; prairie en fleur… Dans ce poème, la description florale est cependant assez brève, elle s’inscrit dans une narration (Ronsard condense Moschos et Claudien, De Raptu Proserpinae).

On retrouve la même séquence mais amplifiée dans l’Hylas, nouvel epyllion empruntant son sujet aux Argonautiques. Ici, on note un allongement remarquable de la description, on retrouve le champ lexical de la broderie employé dans la préface à la Franciade : « passement », « entrelacement », des Descriptions de fleurs, de nymphes… Dans ce poème, Ronsard crée un univers léthal, écrin mortel. Le goût descriptif s’épanche et se suffit à lui-même : on conclut à la prégnance du descriptif sur le narratif.

 

 

On retrouve un même goût du descriptif pour lui-même dans la description d’Hyante dans la Franciade (IV, vv. 121-150) : l’attention  porte sur un détail, la broche, longuement décrite. Mais alors que dans l’epyllion, compte tenu de la ténuité de l’action et du caractère topique de l’intrigue, le poète peut se laisser aller à des épanchements descriptifs, il n’en va pas de même dans l’épopée, qui court le risque de la dispersion : le bel objet risque de détourner de l’action.

 

 

Discussion

 

On n’a pas intérêt à séparer l’epyllion de son terreau originel, l’alexandrinisme : le genre n’est pas synonyme de klein Epos, sans quoi on risque de s’exposer à un délitement sans retour qui va faire entrer tout et n’importe quoi dans la catégorie.

Il est vrai qu’alors, à partir de cette définition restrictive, ce genre n’a que de lointains rapports avec l’épopée : il faudrait ajouter à nos critères celui de l’embourgeoisement du personnel mythologique (cf. remarques de J.M. Roulin en fin de séance sur l’epyllion en France et en Allemagne fin XVIIIe et début XIXe). S’il garde certains des topoi incontournables de l’épopée, l’epyllion donne une telle prégnance au descriptif qu’il inverse les rapports et subordonne l’action à la contemplation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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