jeudi 30 novembre 2006

Attention changement de date

La séance du 11 janvier, où Michel Delon, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), donnera une conférence sur "L'héroïsation du philosophe", est reportée au jeudi 18 janvier.

mardi 14 novembre 2006

Publication de Penser sans concepts : fonction de l'épopée guerrière

VIENT DE PARAÎTRE AUX EDITIONS CHAMPION :


Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l'épopée guerrière.
Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari.

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation pour l'étude de la langue et
de la civilisation japonaises. 43 euros.

Résultat d'une douzaine d'années de travail sur le genre de l'épopée, ce
livre construit une théorie radicalement nouvelle du genre, théorie
argumentée à travers l'étude précise et complète de trois textes majeurs:
l'Iliade, la Chanson de Roland et les Hôgen et Heiji monogatari.
Si on regarde les épopées en les replaçant précisément chacune dans leur
contexte propre, on s'aperçoit que la "transparence" habituellement reconnue
au genre n'est qu'une illusion rétrospective. Les épopées surgissent en
réponse à une crise intense, où les valeurs qui avaient cours depuis
toujours sont battues en brèche, où les solutions politiques classiques
deviennent totalement inapplicables. L'épopée est le lieu où va s'inventer
la sortie de la crise, et tout dans ces textes concourt à penser ce que rien
d'autre ne permet de penser. Cela prend du temps, et utilise l'ensemble des
outils que le récit met à la disposition de l'intelligence. Mais le résultat
dépasse de loin ce que le raisonnement conceptuel avait pu faire. Le récit
est en effet ce qui permet d'affronter tous les possibles politiques, de les
développer jusqu'à leurs dernières conséquences, dans une démultiplication
quasi vertigineuse des situations et des enjeux. Pour s'en tenir au seul
exemple de l'Iliade, on voit s'élaborer une nouvelle conception de la
royauté, celle-là même qui s'affirmera dans les premières Cités, et qui est
bien loin de celle qu'avaient connu Mycènes puis l'Age Sombre d'où le monde
grec est en train de sortir. Si nous prenons l'Iliade pour un texte
transparent qui chante des valeurs bien assurées, c'est que pour nous, grâce
à elle, sa nouvelle conception de la royauté est une évidence. Mais c'est là
en réalité une conquête, lente et difficile. Cette conquête est la
caractéristique la plus profonde d'un genre qui, bien loin de ressasser des
idées et des valeurs établies, réussit le tour de force de penser le
vraiment nouveau, et de le penser sans concepts.

vendredi 10 novembre 2006

CR 20 10 06_Christiade

 

Compte rendu de la réunion du 20 octobre 2006

 

 

 

Présents : Françoise Charpentier, Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Elsa Kammerer, Gabrielle Lafitte, Bruno Méniel, Sandra Provini.

 

 

 

 

« FAIRE DU CHRIST UN HEROS EPIQUE »

COMMUNICATION de Colin Fraigneau SUR LA CHRISTIADE DE VIDA

 

 

 

 

 

La Christiade a été commandée à Marco Girolamo Vida (1485-1566), ecclésiastique italien, en 1521 par le pape Léon X, et achevée en 1527. L’objectif est de doter l’ère chrétienne d’une épopée à la gloire de sa religion. La Christiade est contemporaine du De partu Virginis de Sannazar. Par bien des aspects, la Christiade  suit le modèle de l’épopée antique. Composée de six livres, elle débute in medias res avec la résurrection de Lazare au livre I ; après un livre II consacré à l’arrestation du Christ, les livres III et IV forment un long retour en arrière avec les récits de Joseph et de Jean qui évoquent l’histoire du Christ depuis l’Annonciation ; enfin le livre V est consacré à la Crucifixion et le VI à la descente du Christ aux limbes et à sa résurrection. L’œuvre se termine sur la dispersion des apôtres qui partent prêcher dans le monde entier et auxquels l’auteur s’identifie. De plus, de nombreux procédés de l’épopée antique apparaissent dans la Christiade : revue des peuples de la région, invocation, etc.

 

Le principal problème est le décalage entre le genre choisi et le contenu tant historique que spirituel. S’il était symbolique de choisir l’épopée, le plus noble des genres, pour célébrer la grandeur du Christ et de la religion chrétienne, il n’était pas évident de faire rentrer une réécriture des Evangiles dans le moule du genre épique.

 

Principal point commun entre la Christiade et le modèle antique : les dimensions cosmique (communication entre les hommes et les puissances divines et/ou infernales) et collective (l’action engage l’avenir de l’humanité) du drame. Principale différence entre la Christiade et l’épopée canonique au sujet guerrier : le héros de la Christiade prêche la non-violence et refuse qu’on défende sa querelle par les armes. La résolution de cette tension réside dans l’amplification de la lutte à l’échelle cosmique. Satan devient le principal adversaire du Christ, c’est lui qui dès l’ouverture du livre projette des plans d’attaque.

 

 

 

Dans le discours que prononce Satan devant ses démons au livre I (vers 182 et suivants), l’opposition entre puissances célestes et infernales est représentée comme une guerre armée. La mission du Christ de pénétrer en Enfer pour y libérer les âmes captives est évoquée par Satan, qui donne à imaginer une scène guerrière où le Christ agirait en chef de guerre romain, enchaînant les vaincus à sa suite pour revenir dans sa patrie en triomphateur : « Bientôt, aux portes de notre asile, des armes divines à la main, il portera le ravage en ces lieux, il ouvrira l’enfer, et lui ravira les âmes abandonnées à nos fureurs. Nous-mêmes peut-être, si notre courage ne traverse pas ses efforts, nous-mêmes il nous chargera de fers, et, vainqueur, nous conduira, enchaînés, dans l’Olympe, où nous serons la risée du ciel entier. »

 

L’action du Christ sera toute spirituelle, mais Satan utilise un vocabulaire qui la rend épique (fretusque armis, v. 187 ; vinctosque inducet Olympo/Victor, v. 191-2). En ennemi de Dieu, il ne connaît pas la vraie grandeur et la vraie force, et s’attend forcément à une attaque armée de l’envoyé du ciel. Il est en quelque sorte à l’image des païens et des mauvais chrétiens, qui ne voient l’héroïsme que dans la violence des faits d’armes. La suite du livre donnera bien sûr tort à ce pronostic et à la vision de la grandeur qu’il véhicule, mais il demeure que l’erreur de Satan permet de doter la confrontation à venir d’une coloration épique.

 

Deux axes d’analyse seront donc privilégiés : la réflexion sur l’héroïsme, et les liens entre cette réflexion et l’écriture épique. Comment faire de cette œuvre qui prône la non-violence une épopée ?

 

 

Quel héroïsme ?

 

Au livre II (vers 44 et suivants), Satan et de ses démons répandent dans Jérusalem la rumeur d’une attaque armée de la part du Christ et des siens. Les habitants sont envahis par la panique, et Vida utilise une comparaison épique pour la décrire : « Ainsi, lorsqu’un bruit inattendu annonce qu’à la faveur d’une nuit silencieuse la ruse et les armes cachées ont livré la ville à l’ennemi, que la torche est déjà dans sa main, la citadelle en son pouvoir, que la flamme vole sur les toits, embrase et dévore les maisons, soudain les rues sont remplies, on tremble, on s’agite, on court en cent endroits divers, et la raison ne guide pas ces mouvements ». Ce passage évoque l’histoire de Troie, avec la mention de la ruse et des armes cachées. La comparaison épique crée une équivalence guerrière à l'histoire biblique pour lui donner une dimension épique. La guerre est ici le comparant, non le comparé comme c’est le plus souvent l’usage.

 

On observe pour la deuxième fois que c’est le discours diabolique qui permet l’intervention du registre épique dans le texte. L’écriture épique se déploie ainsi dans les marges de l’histoire, dans les mensonges et les erreurs, et semble dans un premier temps devoir se limiter à des événements uniquement imaginés, montrant ainsi la fausseté d’une certaine vision de l’héroïsme.

 

A l’opposé de ces mensonges, la fin du livre II va montrer le réel héroïsme à travers l’épisode de l’arrestation du Christ (vers 768 et suivants). Cette arrestation donne lieu à une scène épique conforme aux faits rapportés dans les Evangiles. Vida s’appuie plus particulièrement sur la version de Jean et procède par amplification : « Tout à coup, ils accourent, des chaînes à la main ; à la lueur tremblante de la lune, les armes dans le lointain étincellent, les boucliers retentissent, les épées font entendre leur cliquetis ; une longue file de flambeaux et de torches à plusieurs branches, enduites par une main ennemie d’une manière onctueuse, et taillées en épis à l’aide d’un fer aigu, triomphe des ténèbres de la nuit. Le bruit au loin raisonne ; la montagne de toutes parts répète le fracas des armes et les clameurs des hommes. Mais le héros est sans frayeur et d’une voix ferme : « Arrêtez ! s’écrie-t-il, soldats, arrêtez ; vous cherchez une victime, la voici. Pourquoi ce fer et ces armes ? C’est sans armes, c’est à la vue du public, au milieu de la cité, que j’ai proclamé les ordres de mon Père […]. » Il dit, et deux fois, sans contrainte, se présente aux ennemis ; mais deux fois les ennemis, ô prodige ! tombent abattus à sa voix. Leurs armes renversées rendent un horrible bruit, et la nuit couvre leurs yeux d’un voile inattendu. »

 

On note l’usage du mot heros pour désigner le Christ au moment du danger. Son héroïsme réside dans son absence de peur face à la mort. Il n’est pas question d’un combat épique : le Christ refuse que Pierre défende sa querelle par le fer. Cependant, le Christ a un arme, la parole, et celle-ci produit sur les soldats le même effet qu’une épée le ferait dans l’épopée antique (cf. derniers vers : ingentem fusa dedere / Arma sonum ; atque oculis subito nox plurima oborta est, qui évoquent la formule homérique : « X tombe, ses armes sonnent sur lui ; l’ombre couvre ses yeux »). On se souvient que dans l’Apocalypse, XIX, 15, le Verbe de Dieu est représenté avec une épée dans la bouche : l’assimilation des paroles christiques aux combats guerriers, loin de poser problème, est donc un bon moyen de permettre la rencontre de l’épopée et des Evangiles.

 

La scène au jardin des oliviers pose ainsi le Christ en héros : c’est là que le mot apparaît pour la première fois dans l’œuvre. Il n’est pas anodin que l’auteur ait choisi ce moment pour souligner la puissance du Verbe, qui n’était pourtant présente dans cet épisode que chez un seul évangéliste : pour Vida, il s’agit peut-être surtout, au moment où le Christ pourrait sembler vaincu, de rappeler la grandeur du personnage. Plusieurs procédés empêchent de voir l’arrestation du Christ comme une défaite : rappel des intentions paternelles, de la possibilité de le sauver, mais de la nécessité du supplice. Le Christ garde le contrôle des événements, il n’est pas vaincu, c’est la volonté de Dieu qui s’accomplit.

 

Le tout début de l’épisode était cependant plus périlleux, avec le moment de faiblesse où le Christ ressent la peur et doit faire un effort pour poursuivre l’accomplissement du dessein paternel. Or c’est justement à ce moment-là de l’épisode que le mot « héros » apparaît pour la toute première fois (v. 739). A cet instant où le Christ lui-même semble oublier son origine céleste, le mot heros est là pour rappeler celle-ci au lecteur, dont la foi ne doit pas être ébranlée. Vida réactive ici le sens premier du mot héros, à savoir « demi-dieu » : faire du Christ un « héros » ne repose donc pas seulement sur des procédés littéraires, la réflexion christologique elle-même établit des liens entre le personnage du Christ et ceux des héros épiques mythologiques de l’Antiquité.

 

 

 

Au delà du héros, le Dieu

A sa mort, le Christ descend dans les limbes pour sauver les âmes des justes. Cet épisode, absent du Nouveau Testament, ne repose pas sur une tradition biblique claire sur laquelle aurait pu s’appuyer Vida. Dans les premiers siècles du christianisme, des ébauches de mise en récit de cet épisode, en partie inspirées de la Bible, apparaissent en petit nombre. Deux d’entre elles ont eu une influence durable, et on en reconnaît les motifs dans le texte de Vida. D’abord le motif des portes de l’Enfer que brise le Christ. Venu de la tradition égyptienne et du livre de Job, XXXVIII, 16-17, c’est le motif qui domine chez Sannazar à la même époque. Dans une autre tradition, c’est seulement la voix du Christ qui est descendue aux Enfers.

 

Au livre VI, vers 192 et suivants, Vida introduit cet épisode par une comparaison épique : « Ainsi des citoyens qu’un siège prolongé renferme dans une ville que ses portes et ses remparts garantissent encore du danger. Tandis que l’ennemi frappe les murs des coups du bélier et des cris de la fureur, si tout à coup, du sommet de leurs tours, ils voient dans le lointain des armes annoncer l’approche d’une armée secourable, l’espoir relève leur courage et porte leur valeur jusqu’aux astres ». Cette comparaison installe une lecture épique du passage, demande au lecteur d’établir une équivalence entre l’épisode décrit et une scène guerrière, semblant ainsi introduire le combat attendu depuis le début de l’oeuvre. Mais au moment crucial, l’action est d’une grande simplicité : « Jésus cependant touche aux portes de l’enfer, Jésus brillant d’une clarté divine et chargé de la vengeance générale. Devant lui, une porte de bronze s’élève (Porta ingens aduersa), immense, éternelle, et fermée de cent énormes verrous, porte qu’attaqueraient en vain les hommes, les flammes, et le fer le plus dur. Là s’arrête Dieu (Constitit hic Deus), et de la main il agite la barrière retentissante : à ce choc, la terre épouvantée (exterrita) tremble, les astres balancent incertains dans leur marche, et, dans ses cavernes sombres, l’enfer répète ce fracas ». Montrer un combat aurait certes pu donner lieu à une scène grandiose, mais aurait amoindri le Créateur (l’être qui descend ici dans les limbes n’est plus le Christ, mais Dieu lui-même, Deus).

 

Cet emploi du mot Deus a une importance d’autant plus crucial qu’il a lieu dans un passage saturé par l’intertexte virgilien, très présent chez Vida, mais tout particulièrement ici, où a lieu une grande concentration d’échos à un même passage du livre VI de l’Enéide dans lequel Virgile évoque la descente aux Enfers d’Enée (vers 548 et suivants). On retrouve, entre autres, l’hémistiche Porta aduersa ingens (v. 552), l’adjectif exterritus (v. 559) et surtout la formule Constitit Aeneas (v. 559), le héros Enée étant remplacé par le Dieu chrétien. A travers cette comparaison, Vida montre la supériorité du dieu chrétien sur les héros et les dieux antiques. Les portes qu’évoquait Virgile, « aucune force humaine, même les dieux ligués en une guerre ne pourraient les déraciner » (v. 553-4). Dans le poème de Vida, Dieu les renverse d’un simple geste. L’intertexte virgilien est utilisé par Vida pour produite un effet de dépassement et souligner le sublime de la scène, où un petit geste de Dieu produit un effet immense.

 

 Vu de la sorte, l’épisode n’a plus rien de déceptif : Dieu ressort encore grandi de l’absence de combat, tout est dit dans l’ouverture des portes. De plus, dans son traitement, la facilité de l’action souligne la toute puissance du Dieu chrétien par rapport aux autres religions. On se situe dans une logique du dépassement, non de l’atténuation. Enfin, on peut souligner que ce dépassement doit se comprendre aussi dans le domaine littéraire : le prestigieux passage virgilien est réinvesti par Vida pour mettre en valeur l’action qu’il raconte et montrer la suprématie du Dieu chrétien, mais sa réécriture montre aussi que la Christiade surpasse les épopées antiques par sa spiritualité.

 

 

 

Indication bibliographique :

 

 

 

Marci Hieronymi Vidae, Christiados libri sex, Crémone, 1535

 

 

 

Texte latin et traduction française :

 

Abbé Souquet de La Tour, La Christiade, poème épique de M. J. Vida, Paris, Colnet, 1826.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

mercredi 8 novembre 2006

Changement de date

Attention :

La prochaine séance du séminaire aura lieu le jeudi 30 novembre 2006 et non le 23. L'horaire, 17h30-19h30, est maintenu. Nous nous retrouverons en salle 206 (2, place Jussieu, tour 54, 2e étage, couloir 54-64), pour écouter Tristan Mauffrey (Paris 7) sur les "Odes héroïques chinoises" et Gabrielle Lafitte (Orléans) sur "Le cycle de Sigurdr/Siegfried, dimension lyrique tragique d'une tradition héroïque".

 

Programme 2006-2007

 

 

 

 

Vendredi 20 octobre 2006, 10h00-12h00 : Colin Fraigneau (EPHE), « La Christiade de Vida : faire du Christ un héros épique à la Renaissance »

 

 

 

 

Jeudi 30 novembre 2006, 17h30-19h30  :

Tristan Mauffrey (Paris 7), « Odes héroïques chinoises »

Gabrielle Lafitte (Orléans), « Le cycle de Sigurdr/Siegfried, dimension lyrique tragique d’une tradition héroïque »

 

 

 

 

 

 

 

Vendredi 15 décembre 2006, 9h00-11h00 :  John Nassichuk (Western Ontario), « Les représentations de la reine Judith au XVIe siècle »

 

 

 

 

Jeudi 18 janvier 2007, 17h30-19h30 : Michel Delon (Paris IV), « L'héroïsation du philosophe »

 

 

 

 

Jeudi 15 février 2007, 17h30-19h30  : Jean-Marc Hamon (Paris 7), « Ulysse par James Joyce : l’épopée comme preuve de la réalité de l’imaginaire »

 

 

 

 

Vendredi 9 mars 2007, 9h30-11h30 : Arnaud Laimé (Paris IV), « La tentation de l'épique dans la silve Arion de Nicolas Petit, professeur poète humaniste (XVIe s.) »

 

 

 

 

Jeudi 5 avril 2007, 17h30-19h30   : Oumar Ndiaye, « Définition de l'épopée corporative, l'exemple du Pékane, chants épiques des pêcheurs poular-peuls du Foûta-tôro (Mauritanie-Sénégal) »

 

 

 

 

Vendredi 11 mai 2007, 9h30-11h30 : Suzanne Laburthe, « L'héroïque dans les Hymnes de 1537 de Jean Salmon Macrin : les trophées du roi François Ier »

 

 

 

 

Vendredi 8 juin 2007, 9h30-11h30 : Table ronde n° 2 sur « L’héroïque dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien »

Intervenants : Laurent Alibert et Emeric Moriau (sous réserve)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adresse : 2, place Jussieu, tour 54, 2e étage, couloir 54-64, salle 206

 

Programme 2005-2006

   

 

1e séance, jeudi 17 novembre 2005, 17h00-19h30, salle 206

 

 

Sandra Provini (Paris VII), « La poésie nationale d’Aragon, du Crève-coeur à La diane française,  et la tradition de la poésie héroïque française »

 

 

Lecture du Musée Grévin, par Jean Vignes

 

 

 

 

 

2e séance, jeudi 8 décembre 2005, 17h30-19h30, salle 206

Gabrielle Lafitte (Orléans), «  Aperçu de littérature héroïque vieil-anglaise »

Lecture en vieil-anglais

 

 

 

3e séance, jeudi 5 janvier 2006, 17h30-19h30, salle 203

Olivier Gouchet (Orléans), « Littératures héroïques scandinaves »

 

 

 

4e séance, jeudi 2 février 2006, 17h30-19h30, salle 203

Paulette Galand-Pernet (CNRS), « L’héroïque au Maghreb »

Perrine Galand-Hallyn (EPHE/Paris IV-Sorbonne), « Willy Spillebeen, De Levensreis van een man, Le voyage d'un homme :  une réécriture alexandrine contemporaine de l'Enéide. »

 

 

 

5e séance, jeudi 2 mars 2006, 17h00-19h00, salle 203

Vincent Zarini (Paris IV-Sorbonne), « La Johannide de Corippe (VIe siècle ap. J.-C.) : entre épopée antique et chanson de geste ? »

 

 

 

6e séance, jeudi 30 mars 2006, 17h30-19h30, salle 203

Jean-Marie Roulin (Saint-Etienne), « L’héroïsme au féminin dans l’épopée de la Révolution ».

 

 

 

7e séance, jeudi 27 avril 2006, 17h30-19h30, salle 206

 

 

Olivier Pédeflous (Paris IV-Sorbonne), « Un epos sans épique : l’epyllion chez Ronsard ».

 

 

 

8e séance, jeudi 18 mai 2006, 17h30-19h30, tour 34, 2e étage, couloir 34-44, salle 209

 

 

Gaspard Delon (Paris X-Nanterre), « Le héros dans la bataille au cinéma »

 

 

 

9ème séance, jeudi 8 juin 2006, 17h30-19h30, salle 206

Table ronde sur « L’héroïque dans Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien »

C. Fraigneau (EPHE) : « La réflexion sur l’héroïsme dans Le Seigneur des Anneaux : annonce et programmation d'une erreur d'interprétation sur la figure du héros »

 

 

G. Lafitte (Orléans) : « Le comique dans Le Seigneur des Anneaux »

 

 

 

 

CR 08 06 06_Tolkien

Compte rendu de la séance du 8 juin 2006.

 

 

Présent(e)s : Laurent Alibert, Gaspard Delon, Déborah Engel, Vincent Ferré, Colin Fraigneau, Gabrielle Lafitte, Tristan Mauffrey, Sandra Provini, ainsi que trois étudiants de Licence dont je n’ai malheureusement pas retenu les noms.

 

 

 

 

Exposé de Colin Fraigneau (EPHE) : « La réflexion sur l’héroïsme

 

dans Le Seigneur des Anneaux : annonce et programmation d'une erreur d'interprétation sur la figure du héros »

 

 

 

         Contrairement à de nombreux ouvrages de littérature héroïque, le titre du Seigneur des Anneaux ne fait pas référence au héros de l'histoire mais au méchant. Cette originalité invite à réfléchir sur l'héroïsme dans le Seigneur des Anneaux, en commençant par chercher à identifier le héros de l'histoire s'il y en a bien un.

         Si l'on définit le héros comme le personnage chargé d'une mission à accomplir, Frodo, chargé de détruire l'Anneau Unique, apparaît clairement comme le héros du Seigneur des Anneaux. Au fur et à mesure du récit, Sam prend cependant de plus en plus d'importance, au point de pouvoir apparaître pour certains comme le héros principal, mais comme l'explique Tolkien lui-même dans sa correspondance, si le personnage de Sam peut recevoir un traitement particulièrement riche et intéressant, c'est justement parce qu'il n'est pas, comme Frodo, chargé d'une mission sacrée. Sam peut donc être vu comme le personnage principal, mais Frodo reste le héros sur un plan structurel.

         Néanmoins, l'échec de Frodo à la Montagne du Destin ébranle son statut héroïque, et la correspondance de Tolkien témoigne de l'étonnement, voire de l'incompréhension, de plusieurs lecteurs. Selon Tolkien, si Frodo a effectivement échoué, c'est qu'il était impossible pour quiconque de résister à l'Anneau dans ces conditions, mais le héros mérite cependant les plus grands honneurs pour avoir fait tout son possible, et avoir créé des conditions propres à voir l'accomplissement de la quête en dépit de son échec personnel.

 

         Cependant, Tolkien avait conscience d'avoir doté son livre d'un héros plus complexe que ne le sont les héros invincibles des contes de fées traditionnels, et il devait s'attendre à voir son personnage privé des grands honneurs qu'il méritait.

 

         On peut lire, à travers les chapitres qui suivent la destruction de l'Anneau, une mise en abyme de la réception de l'oeuvre. Immédiatement après la fin de la quête, Sam envisage le récit de l'histoire sous le titre The Story of Nine-fingered Frodo and the Ring of Doom, et c'est sous ce titre que l'histoire est chantée peu après par un ménestrel du Gondor. De retour dans la Comté, la gloire de Frodo s'avère pourtant presque entièrement éclipsée par celle de Merry et Pippin, qui ont acquis force physique et gloire militaire, au contraire de Frodo, dont le combat fut moral. De plus, le titre finalement choisi pour les annales hobbites est The Downfall of the Lord of the Rings and the Return of the King. Dès la fiction, Frodo disparaît donc finalement du titre de l'oeuvre, et c'est Aragorn qui fait pendant à Sauron dans le titre. Si Tolkien n'a gardé que Sauron pour le titre de son oeuvre, l'éditeur utilisa en revanche The Return of the King pour intituler la troisième partie du livre, focalisant l'attention des lecteurs sur l'action guerrière, focalisation récemment accentuée par l'adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux. Le retour dans la Comté montre donc comment les combats intérieurs, bien plus héroïques que ceux qui se règlent par l'épée, sont éclipsés par l'éclat des faits d'armes aux yeux d'une majorité de gens, et la réception de l'oeuvre a confirmé ce constat mélancolique, en propulsant Aragorn au premier plan.

 

         Tolkien avait en fait oeuvré à cet effet en faisant d'Aragorn un héros beaucoup plus traditionnel que Frodo, puisque ses exploits le conduisent à accéder au trône et à se marier, comme dans le schéma type du conte. Quelque soit la grandeur de leur combat, un tel héroïsme n'est pas fait pour des Hobbits, et la gloire guerrière n'apparaît dans leurs rêveries que comme une tentation mauvaise. Dans sa correspondance, Tolkien insiste sur l'humilité des vrais héros, et surtout de Frodo. C'est son humilité qui lui permet de résister si longtemps à l'Anneau, et c'est cette même humilité qui le conduit finalement à imposer aux annales historiques, contre les suggestions de Bilbo, un titre qui réduit les Hobbits au rôle d'observateurs : l'héroïsme imprégné des valeurs chrétiennes représenté par Frodo est fait de renoncement, et implique aussi le renoncement à la gloire méritée. On notera enfin qu'Aragorn, pour être un héros guerrier, n'en est pas moins humble lui aussi, puisqu'il se prosterne quant à lui devant Frodo, dont il reconnaît la grandeur. Il n'y a donc pas condamnation des héros guerriers, mais chacun doit savoir jouer son rôle avec humilité sans courir après une gloire qui mène à la perdition.

 

 

 

Exposé de Gabrielle Lafitte : « Formes, buts et implications du comique

 

 dans Le Seigneur des Anneaux »

 

 

 

Le comique dans The Lord of the Rings est-il limité à  une fonction de distraction, ayant pour but essentiel de soulager la tension du récit héroïque, ou a-t-il des implications plus profondes ? Il s’agit de montrer à quel point The Lord of the Rings est éloigné des clichés auxquels une certaine critique voudrait le réduire, et que le récente adaptation cinématographique de P. Jackson n'a souvent fait que renforcer, tout particulièrement d'ailleurs en ce qui concerne le comique (entre autres en créant des 'caractères comiques' mécaniques et surfaits, comme le nain Gimli) ; en bref d'étudier l'utilisation très fine et originale que fait son auteur des différents procédés comiques pour éviter précisément toute rigidité stylistique ou narrative. La référence pour ce qui est des concepts et notions concernant les définitions et procédés du comique, à l'ouvrage bien connu de Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique.

 

 

On peut analyser les formes complexes que prend le rire dans The Lord of the Rings suivant les trois catégories définies par Bergson : le comique de caractère, qui prend ici la forme d'une étude des personnages, le comique de mots (qui n’est pas étudié ici) et le comique de situation.

 

 

- Des personnages comiques ?

 

Ce qui fait le caractère comique d'un personnage, selon Bergson, c'est une certaine raideur, un automatisme ou une impression de fonctionnement mécanique qui ressemble à la vie mais en est la caricature. C'est bien ainsi que les Hobbits nous font rire : le lecteur, qui les découvre pour la première fois, les voie non comme des Hobbits mais comme une caricature d'êtres humains. Nous les considérons comme une reproduction artificielle et exagérée de nous-mêmes : des humains miniatures, et non des êtres naturellement petits. Cet aspect caricatural, mais pas uniquement au sens physique , a été confirmé par l'auteur lui-même : Tolkien reconnaissait volontiers que le Shire était une certaine caricature de l'Angleterre rurale, portée sur les plaisirs de la vie (et surtout de la table!), passionnés de généalogie et d'histoires de famille mais ignorant tout de l'histoire du monde, détestant toute perspective de trouble, et tout ce qui a trait à l'étranger comme possibilité de trouble précisément, enfin pratiquant avec constance la politique de l'autruche. Les noms même des Hobbits ont une consonance comique, par leur simplicité et leurs résonances onomatopéiques, voire parce que ce sont des jeux de mots. Ainsi par exemple Samwise Gamgee, ou son père Gaffer Gamgee, ou encore les 'Sackville-Baggins'. Les Hobbits sont donc des personnages caricaturaux et dans une certaine mesure ridicules. Il s'agit là cependant d'une généralité valable pour tous les Hobbits, en tant que masse indéterminée. Peut-on pour autant parler de personnages comiques individuellement? Les Hobbits de la Compagnie, dont les caractères sont plus finement développés dans le récit, soit Frodo, Sam, Merry et Pippin, et même Bilbo, sont-ils des personnages comiques stricto sensu?

Il importe ici de rappeler que Tolkien avait commencé d'écrire The Lord of the Rings comme une suite de son conte Bilbo le Hobbit, qui relevait beaucoup plus manifestement du conte traditionnel. Le personnage de Bilbo, malgré tout son courage, est un personnage essentiellement comique, un petit bonhomme ventru aux joues rouges, et le récit de son festin d'anniversaire au début de The Lord of the Rings ouvre celui-ci sur une tonalité de comique traditionnel. Mais l'on sait que le livre, prenant des proportions démesurées, changea avec les années (13 ans de rédaction!) d'ambition et de ton, progressivement envahi par la « mythologie personnelle » de Tolkien. Il s'ensuit que le Shire et ses habitants, les Hobbits, relèvent initialement du caractère comique des contes traditionnelsparce qu'ils doivent être conformes globalement à ce qu'ils étaient dans le livre précédent. Mais les traits comiques des personnages se nuancent au fur et à mesure que l'action s'éloigne géographiquement du Shire : les Hobbits de la Compagnie subissent dans le récit une initiation qui, sans les départir de leur caractère « hobbit », les fait accéder progressivement au statut de héros.

Les meilleurs exemples en sont probablement Merry et Pippin, mais également Bilbo. Prenons le dernier cas qui est le plus simple: Bilbo est un personnage haut en couleurs, considéré comme extravagant par les autres Hobbits, et ne manquant pas d'humour. Il s'ensuit tout une série d'épisodes comiques autour de sa personne, les plus notables étant son discours d'adieu et les notes accompagnant les présents qu'il a laissé à Bag End. Mais transparaît peu à peu, d'abord légèrement  dans ses conversations avec Gandalf dans le Shire, puis cruellement à Rivendell, l'obsession de l'Anneau qui le dévore et qui donne un aspect tragique à son personnage. Ce n'est donc pas un personnage tout d'une pièce, au caractère mécanique ou automatique, caricatural en fait, qui fait le caractère comique selon Bergson. C'est cette multiplicité de sa personnalité, qui n'apparaît certes pas à première vue, qui prévaut dans le respect que lui vouent les autres personnages. Ainsi lorsqu'au Conseil d'Elrond il apparaît qu'il faut trouver un porteur pour renvoyer l'Anneau au Mount Doom, sa proposition de se charger de cette mission ne suscite le rire que de ceux qui ne le connaissent pas, en l'occurrence Boromir de Minas Tirith.

            Ce caractère évolutif des personnages est déjà en soi une opposition à leur réduction à des types comiques, l'une des constantes majeures du caractère comique étant son incapacité à évoluer et à s'adapter, sa raideur. Or les Hobbits, s'ils conservent leur caractéristiques, s'adaptent vaille que vaille aux circonstances, et finissent par admirer et accepter les valeurs des sociétés héroïques qu'ils traversent, pour finalement intégrer une hiérarchie militaire, on pourrait même dire chevaleresque: Pippin devient écuyer du roi Denethor du Gondor, Merry swordthain de Theoden de Rohan. Tous deux risqueront leur vie pour sauver des héros plus traditionnels, Faramir et Eowyn.

Toutefois les Hobbits ne sont pas les seuls personnages comiques de The Lord of the Rings. On trouve d'autres archétypes comiques dans d'autres races, ainsi par exemple Barliman Butterbur, la vieille Ioreth et le maître des herbes des Maisons de guérison du Gondor, types de la commère et du pédant, mais ce sont des personnages mineurs. Certains des personnages principaux présentent des traits comiques, ainsi par exemple Gimli et Legolas qui ne cessent de s’envoyer des piques, Gandalf dans ses colères orageuses, Gollum même. Ce dernier cas est intéressant, car Gollum est censé être un « méchant » et ne pas prêter à rire. Pourtant le passage où il se dispute avec Sam au sujet de la cuisson des lapins qu'il a chassé en Ithilien met en évidence un aspect sympathique et comique de son personnage, rattaché encore au grand thème comique par excellence: la gourmandise.

De plus, il apparaît que les traits comiques des personnages sont aussi une façon de les distinguer dans le grande bataille qui a lieu en Terre du Milieu: The Lord of the Rings est en effet le récit d'une quête et d'une guerre, les deux visant à abattre « the dark Lord Sauron ». Dans ce contexte, le caractère comique de certains personnages devient en fait une arme. Tous les personnages positifs de The Lord of the Rings font preuve d'un sens de l'humour marqué, notamment Gandalf et Aragorn. Par contre les personnages négatifs en sont invariablement dépourvus : c'est le cas de Saruman, Grima Wormtongue et Denethor par exemple. Le rire n'est jamais chez eux que ricanement, expression d'un esprit dément dévoré par le désir de puissance ; ils ont perdu toute capacité à rire d'eux-mêmes comme des évènements, indiquant par là une perte de leur caractère humain, et donc leur aliénation à Sauron.

Aucun des personnages principaux n'est donc strictement enfermé dans un rôle comique. En ce qui concerne Sam, Frodo, Merry et Pippin, leur évolution constante empêche de les réduire à des types quels qu'ils soient. Ce sont, hormis Frodo, des personnages drôles, mais ils ne sauraient être réduit à cela. Ils ont d'autres fonctions dans le récit que de faire rire. De plus, dans le développement de l'intrigue, ils nous font rire non par eux-mêmes mais plutôt par le décalage qu'ils représentent.

 

 

- Le comique de situation

Les situations comiques peuvent être divisées grossièrement en deux catégories : des situations comiques classiques, comme de voir les personnages patauger dans la boue, se vanter parce qu'ils ont un peu bu, céder à la gourmandise, etc., et des situations où le comique est provoqué par un sentiment de décalage entre les personnages.

Progressivement, le récit passe de l'aventure tout court à l'aventure héroïque, voire épique. Cette évolution entraîne des changements de tonalité dans la façon de s'exprimer des personnages : Aragorn ne s'exprime pas de la même façon en tant que Strider lorsqu'il est avec ses compagnons, et en tant qu'héritier d'Elendil et du trône du Gondor. La rencontre de ces deux sphères est un procédé comique, appelé par Bergson "interférence des séries". Par exemple, lorsqu' Aragorn vient aux Maisons de guérison et retrouve Pippin, le prince Imrahil s'étonne de la façon dont le hobbit s'adresse à celui que lui-même ne peut considérer autrement que comme son souverain. Ce procédé reparaît assez souvent dans le récit, notamment quand sont impliqués les Hobbits qui se départissent rarement de leurs manières spontanées et peu cérémonieuses, offrant un franc contraste avec les sociétés aristocratiques du Gondor et du Rohan. On en a un bon exemple dans la rencontre des Hobbits avec le roi Theoden de Rohan sur les ruines de l’Isengard, où se superpose à la différence de tons un comique de situation propre, puisque le roi et Merry discutent de l'art de fumer la pipe dans un contexte dramatique.

Il importe ici de remarquer que le lecteur ne rit pas des Hobbits, mais d'une situation contrastée. Le comique provient ici d'une situation exactement inverse à celle décrite par Bergson comme typique et illustrée par Don Quichotte : les Hobbits ne nous font pas rire en se conduisant comme des héros romanesques dans la réalité, mais bien parce qu'ils se conduisent en gens normaux dans un univers romanesque. Il devient alors difficile de déterminer si ces situations comiques relèvent plus de l'héroï-comique ou de la parodie. Le ton est héroï-comique, mais ne dissimule-t-il pas en fait une légère parodie de l'héroïsme, lorsque celui-ci relève de l'automatisme et par conséquent devient surfait?

On constate donc que si les formes du comique relèvent dans The Lord of the Rings de procédés relativement classiques, on ne peut dire qu’elles entrent dans un cadre rigide. Elles ne sont aucunement séparées du reste du roman, les personnages et les épisodes ne sont pas placés là dans le but unique de faire rire, mais le comique semble au contraire revêtir sous des apparences légères des sens multiples et profonds.

 

 

 

- buts et implications du comique dans The Lord of the Rings

 

Le rire peut d’abord faciliter l’adhésion du lecteur au monde imaginaire de The Lord of the Rings, le faire pénétrer dans cet univers particulier qu'est la Terre du Milieu. Celle-ci est peuplée de différentes races plus ou moins étonnantes : Hommes, Nains, Hobbits, Elfes, Ents et Orcs. On commence par rire avec l'auteur des coutumes hobbites, dans le prologue constitué d'une présentation du Shire. Mais ensuite, lorsque que l'on rie d'un Hobbit en particulier avec d'autres Hobbits, alors nous sommes du côté de ces Hobbits : nous sommes entrés en Terre du Milieu. La réponse du nain Gimli, vers la fin du livre, à une phrase de Sam qui s'étonne que Merry et Pippin aient grandi :

 

"Can't understand it at your age!" he said. "But there it is: you're three inches taller than you ought to be, or I'm a dwarf." "That you certainly are not" said Gimli. (…)"

 

nous fait sourire, parce qu’elle donne une matérialité à un sens figuré que dans notre logique on ne saurait prendre au pied de la lettre. Les Nains n'existant pas, Sam ne pourrait être un Nain. Mais Sam est un Hobbit, une créature aussi imaginaire qu'un Nain, et c'est un Nain qui lui donne la réplique. Et dans le monde propre de The Lord of the Rings, où depuis plus de 900 pages le lecteur fréquente Nains et Hobbits, il sait qu'ils sont différents : il y a donc là une double ironie, l'une par rapport à notre logique propre, l'autre par rapport à notre logique de lecteur. Nous rions d'abord de la phrase de Sam, que l'on renvoie instinctivement à une impossibilité, puis de la réplique de Gimli qui envisage cette possibilité, nous replaçant ainsi sur le plan de l'imaginaire où la proposition s'avère tout aussi impossible. De cette même conclusion résulte un rapprochement de notre logique et de celle du récit, à laquelle le rire permet d'adhérer plus facilement.

 

Dans la narration héroïque de The Lord of the Rings, le comique – ou plutôt son produit, le rire – a deux autre fonctions majeures, dont la première est bien connue des critiques littéraires : c'est celle de comic relief, qui consiste à soulager par le rire une trop grande tension dans le récit en plaçant après les passages les plus tendus un « répit » narratif, c’est à dire un épisode comique. Le premier exemple survient assez tôt dans le livre, dans le chapitre The Shadow of the past : après le récit de Gandalf sur les origines de l'Anneau, alors même qu'il parle des nombreux espions de Sauron, il attrape quelqu'un caché derrière la fenêtre de Bag End. Or cette personne s'avère être Sam, avec qui s'engage immédiatement un dialogue comique. On trouve d'autres passages de ce genre dans le livre, où les Hobbits jouent souvent un rôle important. Comme le fait remarquer Pippin à Merry, "We Tooks and Brandybucks, we can't live long in the heights". Les Hobbits sont parfaitement conscients de leur inadéquation à cet univers de héros. Et exactement comme les êtres humains, ils reconnaissent que le rire est une façon de se distraire des angoisses existentielles. Comme le dira Merry à Aragorn qui vient de lui sauver la vie:

 

"It is the way of my people to use light words at such times and say less than they mean. We fear to say too much. It robs us of the right words when a jest is out of place."

 

 

 

Ici, un personnage comique s'analyse lui-même en tant que tel et donne la même explication que beaucoup de théoriciens : le rire a pour fonction de distraire l'être humain de ses plus grandes craintes et obsessions, en cette occurrence la mort.  Il s'agit là encore, comme auparavant à propos de la tension du récit, de provoquer un répit.

 

Or cette fonction du rire est essentielle : pour le lecteur moderne, neuf cents pages d'héroïsme pur seraient difficiles à supporter. Cette distraction momentanée provoque bien sûr une rupture de ton, et par là oblige le lecteur à garder son attention en éveil, à ne pas succomber à la monotonie d'une unique tonalité et au fonctionnement mécanique d'un héroïsme qui se développerait sans aucune variation, automatiquement. Ces ruptures rendent le récit vivant. Le lecteur se sent plus proche de personnages dont l'humeur varie, tout simplement parce que cela est beaucoup plus réaliste. Comme les Hobbits, le récit ne peut vivre perpétuellement sur les hauteurs : il faut la souplesse du changement, la variété des tons, pour éveiller et conserver l'intérêt du lecteur.

 

Les personnages hobbits sont le facteur essentiel de cette souplesse: leur décalage permet en fait une distanciation d'avec l'héroïsme pur, qui empêche le lecteur de considérer cette héroïsme comme une règle générale applicable à tous les personnages de la Terre du Milieu, qui deviendrait alors un monde idéal et bien peu réaliste dans ses composantes « humaines » (disons pour les personnages à caractère humain). Une remarque de Merry est très révélatrice de ce procédé : alors qu'il accompagne les cavaliers de Rohan qui font route vers Minas Tirith assiégée, il se sent brusquement découragé, déplacé dans le contexte de bataille qui approche et où lui, qui n'est pas un guerrier, se sent inutile; et repensant à son ami Pippin en danger dans la ville assiégée "(he) wished he was a tall Rider like Eomer and could blow a horn or something and go galloping to his rescue". Cette phrase révèle une vision comique et naïve de l'héroïsme, à travers une image si classique qu'elle en devient éculée : le cavalier soufflant du cor avant la bataille. Ce qui nous fait rire ici ce n'est pas Merry dont on se moquerait, mais c'est l'idée d'attribuer à Merry l'attitude d’Eomer, présenté dès son apparition comme un caractère clairement héroïque, car alors Merry serait ridicule : cette attitude serait un automatisme rigide qui lui serait complètement inadapté. Ici le rire fait ressortir ce qu'il pourrait y avoir de rigide dans l'héroïsme, en exprimant les clichés correspondants à cette attitude, et en les exprimant comme des clichés : l'expression "or something" renvoie en fait à l'attitude supposée des cavaliers de légende comme à quelque chose de vague, des lieux communs si généralement admis qu'il n'est pas la peine de les exprimer. Dans le même temps  l'expression révèle le désarroi de Merry qui ne sait que faire, et se raccroche à ces lieux communs légendaires dont il se sent pourtant très éloigné. L'expression qu'il en donne a en fait des implications morales liés à la vision particulière qu'a Tolkien du destin, du courage et de la vertu : exprimer de façon caricaturale l'attitude héroïque qui est en fait celle de beaucoup de personnages lors de la bataille qui va suivre, y compris de Merry lui-même (qui comble de l'ironie se verra offrir en récompense un cor gravé par les Rohirrims!), permet de rappeler au lecteur que l'héroïsme n'est pas l'application rigide de quelques clichés, mais une qualité qui n'est pas réservée à des personnages prédéfinis pour cela, et qui ne dépend que du courage personnel des individus et de leur capacité à accomplir les exploits à leur portée.

 

Le comique dans The Lord of the Rings a donc d'autres fonctions que celle de ménager un répit au lecteur dans l'aventure. C'est un moyen de lutter contre tous les préjugés. D'abord ceux de style : le comique n'est pas incompatible avec les tonalités épiques et héroïques. Ensuite, dans le genre particulier de la high fantasy, il facilite l'adhésion du lecteur à un univers imaginaire, et empêche une classification caricaturale des personnages : les grands héros ont de l'humour, les Hobbits, ces petits bonshommes aux joues rouges, peuvent accomplir des exploits et accèdent même à un statut de héros : Frodo et Sam, dont la quête, outre ses dangers, devient une véritable lutte morale contre la tentation, rejoignant les quêtes mystique porteuses de nombreuses souffrances que l'on peut trouver dans certaines vies de saints ; Pippin et Merry deviennent des héros guerriers, dévoués à un seigneur dont ils sont les hommes liges. Les Hobbits sont associés aux grands thèmes héroïques médiévaux : la quête et le combat contre les monstres. Pourtant ils gardent un caractère comique, a priori peut compatible avec la qualité de héros chevaleresques.

Cette inadéquation est en fait le reflet de la théorie particulière de l'héroïsme chez Tolkien, inspirée de la conception scandinave médiévale : la vertu consiste en la revendication de sa destinée, quelle qu'elle soit. Ainsi les Hobbits doivent se battre tout au long du récit pour vaincre les préjugés des autres personnages et que ceux-ci les acceptent avec eux sur les différents champs de bataille, au propre comme au figuré. Et leur propre vision naïve de l'héroïsme rappelle à quel point justement cette vision est artificielle, semblant séparer les personnages en catégories distinctes et étanches. Le rire accomplit parfaitement ici son rôle libérateur, faisant voler en éclats les cadres rigides séparant les genres, introduisant au cœur même du récit héroïque une réflexion sur l'héroïsme et une distanciation dont d'ailleurs beaucoup des imitateurs de Tolkien manquent cruellement. Le comique est donc le lien entre toutes les composantes de l’histoire et le lecteur et l'élément qui donne au récit de la souplesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

dimanche 5 novembre 2006

CR 27 04 06_Ronsard

 

 

Compte rendu de la séance du jeudi 27 avril 2006

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Christophe Gutbub, Isabelle Jouteur, Olivier Pédeflous, Sandra Provini, Anne-Pascale Pouey-Mounou, Astrid Quillien, Jean-Marie Roulin, Laure Seneze.

 

 

 

 

Exposé d’Olivier Pédeflous sur « Un epos sans épique :

 

 l'epyllion chez Ronsard »

 

 

 

Remarque : Vous trouverez ci-dessous le texte de l’exposé dans son intégralité.

 

           

I. Mise au point préalable sur l’epyllion

 

 

Ce genre voit le jour dans la littérature alexandrine, à l’époque hellénistique ; il a été illustré successivement par Théocrite (Hylas (XIII), Hercule enfant (XXIV), Callimaque (Hecalè), Moschos (Enlèvement d’Europe) et leurs continuateurs latins, notamment à l’époque tardive (voir par exemple le De raptu Proserpinae de Claudien). Pourtant le nom n’apparaît ni dans l’Antiquité, ni à la Renaissance : c’est une création de la philologie allemande du XIXe s. : Willamowitz, J. Hermann, Richard Heinze ont tour à tour défini et enrichi cette notion. Il n’y a pas d’accord sur le contenu exact de cette catégorie et les œuvres à y inclure :

·        problème de longueur et d’affiliation à la grande épopée : on classe parfois Apollonios et ses Argonautiques dans cette catégorie, mais cela n’est pas sans poser problème ; en effet, la cohérence de l’étiquette semble menacée si l’on range sous la même bannière un poème long en 3 livres, avec reprise des passages obligés de l’épopée homérique (catalogue des héros) comme les Argonautiques – même si Apollonios opère une « réduction épique » aux côtés de Callimaque dont la poésie se veut en rupture avec le grand genre.

·        problème de la stabilité générique : Wilhelm Kroll a pu parler de « métissage des genres » ; on peut souscrire à ce constat, mais cela ne résout pas la question du substrat épique qui demeure dans l’epyllion. Dans cette perspective, l’epyllion se situe parmi ces hybridations de l’épique comme le dit Madelénat : « Les œuvres se répartissent donc entre cette coïncidence – l’épopée héroïque – et la disjonction totale, en passant par le spectre des hybrides plus ou moins mutant (épopées tragiques, idylliques, romanesques…) ».

En effet, il y a indécision devant le classement de certains poèmes de Théocrite : Ph. Legrand, l’éditeur des bucoliques grecs aux éditions Budé dans les années 1920, parle par exemple d’ « idylle héroïque » à propos d’Hylas. De même, le poème de Moschos sur le ravissement d’Europe est souvent désigné comme une « idylle ».

 

 

Ces quelques points montrent que cette catégorie n’est pas sans faire difficulté, si l’on revient à la définition de Madelénat à partir de laquelle nous avions tenté d’envisager l’épopée au début de l’année.

-         l’epyllion n’est pas un poème long.

-         A la Renaissance, le critère du mètre ne peut être retenu.

-         Si le personnel épique traditionnel n’est pas absent, il y a une disjonction majeure avec l’héroïsme attendu : certes Hercule apparaît chez Théocrite, mais ce n’est pas le héros des Travaux, parangon d’héroïsme qui est dépeint, mais le héros dans l’enfance. Voir à Rome, sous l’empire, l’Achilléide de Stace, de facture très alexandrine, où  Achille est déguisé en fille pour échapper à son destin. De plus, dans les epyllia, un place de choix est faite aux personnages féminins (Europe, Proserpine) mais dépourvus de l’héroïsme féminin tel qu’il peut apparaître chez  une Andromaque.

-         Reste l’épique, plus complexe à analyser : l’epyllion maintient certains topoi épiques : descriptions-tableaux, parfois les comparaisons épiques, mais la proportion s’inverse par rapport à l’épopée classique.

 

 

On peut confronter brièvement des définitions de l’epyllion dont certains éléments nous aideront dans la perception de la catégorie :

            * J.P. Néraudau le définit avant tout comme une esthétique : elle « aboutit à privilégier les petits genres, qui permettent une recherche artistique plus parfaite, et à rappeler les grands genres, tant en limitant leur ampleur matérielle qu’en travestissant les grandeurs héroïques et en les ramenant à des valeurs individuelles, l’amour par exemple et ses multiples formes » (La Poésie, dir. Y. Bellenger, Rosny Bréal, 1999, p. 18). Une telle définition met en avant un des gauchissements majeurs de l’epyllion : l’introduction de l’amour comme fil conducteur, qui est une conséquence de l’ « érotisation » progressive de la grande épopée depuis Apollonios de Rhodes (poursuivie dans le fameux chant IV de l’Enéide et
achevée chez Ovide).

            * Martin et Gaillard envisagent, quant à eux, l’epyllion comme « un poème de dimension relativement modestes traitant un épisode qui pourrait s’intégrer dans un poème épique plus vaste » (Les Genres littéraires). Ils insistent sur la structure et y voient un moment, un épisode, pouvant s’inscrire dans la grande épopée, ce qui retiendra notre attention dans la réflexion sur l’esthétique du « morceau ».

 

 

II. L’epyllion chez Ronsard

 

1. La question de l’epyllion chez Ronsard prend toujours pour point de référence la Franciade, modèle de la grande épopée en forme. On situe généralement les autres expérimentations épiques de Ronsard par rapport à cette œuvre.

 

 

            a) Bruce Leslie, Ronsard’s successful epic venture : The Epyllion, Lexington, Kentucky, French Forum, 1979.

 

Selon ce critique, le génie épique de Ronsard n’est pas à trouver dans le grand épique, considéré comme un échec, mais dans des œuvres courtes : l’Hymne de l’Hyver, l’Hymne de Pollux et Castor, l’Ode de la Paix. Dans sa perspective, si l’on considère la Franciade, on constate que l’action est sans cesse arrêtée par une série de longs discours et de morceaux d’érudition qui font perdre son souffle à l’œuvre (p. 29).

 

 

            b) D. Bjaï, La Franciade sur le métier (2000)

L’auteur entreprend une réhabilitation de la Franciade. Il considère que ce poème est un aboutissement épique et qu’il n’est donc pas légitime de s’escrimer à chercher dans les epyllia un quelconque génie épique de Ronsard ; selon lui, les poèmes énumérés plus haut, parmi d’autres, ne font que préparer la grande œuvre.

 

 

            c) N. Dauvois, Mnémosyne, IIe partie, ch. I « Mythe et mémoire ».

L’angle de l’approche est ici sensiblement différent ; N. Dauvois s’intéresse à une série d’epyllia centrés sur les Argonautiques : Hylas, Narssis… Elle y voit un « cycle des Argonautiques ronsardiennes » (p. 114). « Cet ensemble de textes nous semble donc moins servir de prélude à l’épopée que de laboratoire à l’œuvre ronsardienne toute entière : lieu où s’exercent et s’explicitent les principes d’une œuvre qui ne se définit comme « Poësie » qu’autant qu’elle suppose, impose les règles de sa propre réflexion ».

 

 

2. Le pannus purpureus chez Ronsard

 

 

Voilà une série d’analyses de l’epyllion chez Ronsard à partir desquelles nous allons réfléchir. Il apparaît qu’aucune d’entre elles ne s’interroge sur le lien à établir entre epyllion et épopée, lien pourtant hautement problématique comme nous avons pu le constater.
            Je me situerai dans une perspective différente en envisageant l’epyllion comme une poétique et une esthétique, inséparables de l’alexandrinisme qui est lié à la naissance de cette catégorie, au lieu d’en rester au seul critère de longueur et de gauchissement de la grande épopée.

            Je m’appuierai pour cela sur des travaux qui ont mis au jour l’importance de la construction des épisodes dans la poésie ronsardienne et ont pu définir une poétique de la fragmentation, essentielle pour comprendre l’économie de la Franciade.

 

 

·        G. Fasano, « La déconstruction du matériau épique dans la poésie encomiastique de Pierre de Ronsard », Avatars de l’épique, dir. G. Mathieu-Castellani, 1996.

·        Chronologiquement précédé par une intéressante contribution de J. Braybrook, « The aesthetics of fragmentation in Ronsard’s Franciade », French studies, XVIII-1, janv. 1989.

 

 

Comme ces deux études, il est nécessaire, me semble-t-il, de partir du programme opératoire donné par la préface posthume à la Franciade (1587) dédiée « Au lecteur apprentif », même si l’on sait que le texte que nous lisons aujourd’hui a été remaniée par le fidèle Binet à partir des notes de son maître. On peut s’en servir pour aborder toute l’œuvre précédente de Ronsard en adoptant un point de vue rétrospectif :

 

 

j’ai basti ma Franciade, sans me soucier si cela est vray ou non […]. C’est le faict d’un Historiographe d’esplucher toutes ces considérations, & non aux Poëtes qui […] d’une petite scintille font naistre un grand brazier, & d’une petite cassine font un magnifique Palais, qu’ils enrichissent, dorent & embellissent par le dehors de marbre, Jaspe & Porphire, de guillochis, ovalles, frontispices & piedsdestals, frises & chapiteaux, & le dedans des Tableaux, tapisseries eslevées & bossées d’or & d’argent, & le dedans des tableaux cizelez & burinez, raboteux & difficiles à tenir és mains, à cause de la rude engraveure des personnages qui semblent vivre dedans. (Pléiade, t. I, p. 1168)

 

 

Ronsard définit ici une poétique inventoriale, manifeste son goût pour les détails précieux et fait preuve d’allégeance à l’alexandrine. Ce goût du détail et de la peinture maniériste a été fréquemment relevé chez Ronsard : M. Raymond, « Le maniérisme de La Pléiade » ; F. Joukovsky, Le Paysage chez Ronsard (1974) ; puis danss Le Bel Objet (1991).

Il faut ajouter à ce premier extrait un autre passage de la préface qui donne des indications plus précises sur la manière de rehausser les peintures en mettant à disposition une série d’outils au service de l’efficace du discours :

 

 

Figures, Schemes, Tropes, Metaphores, Phrases et periphrases eslongnées presque du tout, ou pour le moins separees, de la prose triviale et vulgaire […]comparaisons bien adaptees, descriptions florides, c'est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poëtiques, tant pour representer la chose que pour l’ornement et splendeur des vers. (Pléiade, t. I, pp. 1161-1162)

 

 

Ces conseils peuvent étonner à l’orée d’un texte destiné à ouvrir une grande épopée sur le modèle d’Homère et Virgile. Comme le remarque Fasano, de « ces grands poèmes qu’il aime jusqu’à l’exaltation », Ronsard semble ignorer justement le « souffle épique » et « ne voir que les beautés foisonnantes qu’il a « démembrés » et « désassemblés » […] » (p. 442).

Cette esthétique des membra disjecta des classiques redisposés artistement dans une composition nouvelle ne peut manquer d’être rapprochée d’une certaine méthode d’explication des poètes dans certains collèges au XVIe s.

·        A. Moss a bien montré (Ovid in Renaissance France, 1982, p. 1) que les Métamorphoses d’Ovide n’étaient pas tant envisagées dans leur dimension de carmen continuum, comme nous le faisons aujourd’hui en suivant les préceptes du poète, mais sous la forme de morceaux choisis correspondant notamment à des ekphraseis (voir l’usage de recueils de descriptions-modèles). J. Braybrook n’hésite pas à faire l’hypothèse d’une influence des Métamorphoses d’Ovide sur la dispositio de la Franciade dont on a souvent relevé la composition en blocs massifs ; on connaît aussi la passion de Ronsard pour le traitement exhaustif de certains épisodes dans la Franciade.

·        Il faut rappeler aussi une tradition de formation scolaire à la description : nous pensons ici à une pratique bien ancrée dans les collèges parisiens (en particulier Montaigu et Lisieux) dans les années 1510-30 sous l’effet de la diffusion des théories poétiques de Politien, allant de pair avec la multiplication des éditions d’auteurs latins tardifs (voir cours d’Aléandre sur Stace : exercitatio à la description de villes ; cf. J. Paquier, Jérôme Aléandre). Les élèves pratiquaient des exercices d’amplification à partir de quelques vers où ils devaient réutiliser les fruits de la lecture des poètes et ils étaient aidés en cela par une batterie de manuels prédigérant la matière. On pense par exemple à l’Officina de Ravisius Textor qui contient de nombreux catalogues poétiques, notamment une section Impossibilia, rassemblant des extraits de poètes consacrés aux adynata, ou à ses Epitheta. Des découpages sont pratiqués sur les textes classiques : sélection de comparaisons, d’épithètes rares, d’hapax, de théonymes (noms de dieux) qui viendront rehausser les compositions des élèves, insistance sur le personnel mythologique (séquences récurrentes = nymphes, fleuves, chars de dieux), sur les topoi de la poésie épique, tout particulièrement le locus amoenus, propice au développement de la copia et de la varietas. Ces pratiques de l’enseignement permettent aux élèves d’acquérir la maîtrise d’un matériau topique aisément réutilisable.

 

 

Je ne m’étendrai pas ici sur cette pratique, qui repose sur des tendances exacerbées dans l’Antiquité tardive, marquée par la compénétration de l’épique et de l’épidictique : voir Claudien dans le De Raptu Proserpinae ; les poèmes encomiastiques de Sidoine Apollinaire (ex : Epithalame pour les noces de Ruricius). Cette poétique n’a pas été théorisée, mais à partir d’un certain nombre d’éléments épars, on peut tenter de la reconstituer, notamment grâce à certaines réflexions de Sidoine dans ses lettres. Il repense notamment le pannus purpureus, morceau d’apparat dénoncé par Horace dans l’Art poétique du point de vue de l’enchaînement : Sidoine a compris qu’il fallait multiplier ces morceaux dans la perspective d’une rhétorique floride. Durant cette période dite maniériste ou alexandrinisante de la poésie, on assiste à un déplacement du regard de l’ensemble du poème vers des structures plus restreintes : la description, l’épisode. Ces poètes ne se contentent pas d’amplifier à l’extrême des topoi déjà en place dans la poésie classique, comme on l’a souvent avancé ; ils repensent l’économie d’un poème en fonction de l’organisation par morceaux juxtaposés faisant sens par eux-mêmes (voir l’article de G. Braden, « Claudian and his influence. The realm of Venus »,  Arethusa, 12, 1979, pp. 203-231). Une telle pratique n’est pas pour autant incompatible avec la prise en compte de la cohérence macrostructurale mais il y a un changement de regard, une attention pour le détail.

 

 

Au XVIe siècle, on retrouve cette sensibilité : voir par exemple la cueillette de subtils bas-reliefs chez les poètes épiques au livre V de la Poétique de Scaliger (éd. Chomarat) : on note chez Scaliger la même attention pour le tableau, le détail mignard que chez Ronsard. Sans postuler à tout prix une influence de Scaliger sur Ronsard, il faut lire le livre V de Scaliger comme un exemple proche du carnet poétique de Ronsard mais que celui-ci ne nous livre que transfiguré par la poésie.

L’influence de ces tendances sur Ronsard peut-être attribuée à :

-         l’enseignement de Dorat : Dorat a été l’élève de Toussain et de Brie, marqués par l’alexandrinisme. Lui-même a visiblement fait cours sur l’Enlèvement d’Europe de Moschos ; il fait preuve d’un goût pour l’érudition alexandrine jusqu’à l’obscurité (Alexandra de Lycophron).

-         La oésie néo-latine qui développait la poésie descriptive : poèmes de Pierre Rosset (Pratum par exemple : poète-professeur parisien bien connu des Lyonnais) et surtout la Pandora de Jean Olivier, traduite par deux fois en français dans les années 1540.

Dès les Odes de 1550, le goût pour le détail et la description floride se fait sentir dans deux pièces de facture alexandrine déjà rapprochées et analysées par P. Laumonier dans sa thèse (1937) : La Defloration de Lede et le Ravissement de Céphale.

On retrouve dans La Defloration de Lede  les ingrédients traditionnels de l’alexandrinisme : description méticuleuse d’un objet historié (panier de Lede) ; prairie en fleur… Dans ce poème, la description florale est cependant assez brève, elle s’inscrit dans une narration (Ronsard condense Moschos et Claudien, De Raptu Proserpinae).

On retrouve la même séquence mais amplifiée dans l’Hylas, nouvel epyllion empruntant son sujet aux Argonautiques. Ici, on note un allongement remarquable de la description, on retrouve le champ lexical de la broderie employé dans la préface à la Franciade : « passement », « entrelacement », des Descriptions de fleurs, de nymphes… Dans ce poème, Ronsard crée un univers léthal, écrin mortel. Le goût descriptif s’épanche et se suffit à lui-même : on conclut à la prégnance du descriptif sur le narratif.

 

 

On retrouve un même goût du descriptif pour lui-même dans la description d’Hyante dans la Franciade (IV, vv. 121-150) : l’attention  porte sur un détail, la broche, longuement décrite. Mais alors que dans l’epyllion, compte tenu de la ténuité de l’action et du caractère topique de l’intrigue, le poète peut se laisser aller à des épanchements descriptifs, il n’en va pas de même dans l’épopée, qui court le risque de la dispersion : le bel objet risque de détourner de l’action.

 

 

Discussion

 

On n’a pas intérêt à séparer l’epyllion de son terreau originel, l’alexandrinisme : le genre n’est pas synonyme de klein Epos, sans quoi on risque de s’exposer à un délitement sans retour qui va faire entrer tout et n’importe quoi dans la catégorie.

Il est vrai qu’alors, à partir de cette définition restrictive, ce genre n’a que de lointains rapports avec l’épopée : il faudrait ajouter à nos critères celui de l’embourgeoisement du personnel mythologique (cf. remarques de J.M. Roulin en fin de séance sur l’epyllion en France et en Allemagne fin XVIIIe et début XIXe). S’il garde certains des topoi incontournables de l’épopée, l’epyllion donne une telle prégnance au descriptif qu’il inverse les rapports et subordonne l’action à la contemplation.