dimanche 5 novembre 2006

CR 02 02 06_L'héroïque au Maghreb

Compte rendu de la réunion du 2 février 2006 

 

 

Présent(e)s : Carole Boidin, Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Lionel Galand, Perrine Galand-Hallyn, Paulette Galand-Pernet, Tristan Mauffrey, Pauline Monclin, Olivier Pédeflous, Sandra Provini.

 

 

 

 

Exposé de Paulette Galand-Pernet sur « L’héroïque au Maghreb »

 

 

 

            Paulette Galand-Pernet a, d’emblée, posé la question de l’application de la poétique classique à d’autres cultures, inscrivant son exposé dans la démarche du séminaire et reprenant les critères que nous avons utilisés jusqu’à présent pour les confronter à ce qui se passe au Maghreb.

L'exposé s'est ouvert sur une présentation des populations berbérophones : elles se trouvent dans certaines régions rurales du Maghreb et des zones sahariennes (Atlas marocains, Hoggar, Aurès …)  mais aussi dans les immigrations citadines, africaines ou européennes ; ces populations (Touaregs, Kabyles, Chleuhs…) parlent des "langues" (ou "dialectes", selon la terminologie utilisée) qui ont une structure commune : le "berbère" ; le berbère est une famille linguistique comme le roman ou le germanique par exemple. Ces populations, en grande majorité sédentaires, comptent aussi des nomades ou semi-nomades ; elles appartiennent à une civilisation fortement marquée par l'islam. Dans leurs littératures, c'est la composition et la tradition orales qui ont prédominé jusqu'à une époque récente.

 

Les  premiers textes commentés sont  des poèmes de nomades appartenant au domaine touareg d'Algérie et du Niger. Le poème "L'image d'Amenna me suit partout" (de Foucauld, n° 225), de Musa agg Amastan (Hoggar 1867-1920), guerrier, poète et pieux musulman, s'ouvre sur un portrait de femme aimée et se termine par l'évocation d'un rezzou, expédition rapide d'un groupe nomade contre un autre avec pour but le vol de chameaux et d'autres biens, parfois des esclaves. Il y a là plus qu'une coexistence dans un même poème du motif amoureux et du motif héroïque : en effet le lien est très étroit entre sentiment amoureux et action guerrière. Cette caractéristique se retrouve dans le poème "Xaysha" de Xabidin eg Sidi Muxämmäd (Niger, 1850-1928), le "plus grand poète de l'Ayr", représenté comme le Poète idéal, beau, noble, courageux, aimé des femmes et riche possesseur de chamelles (Gh. Mohamed et K.-G. Prasse, n° 13). L'éloge de Xaysha, la femme aimée, est associé dans ce poème à un rappel sur le mode héroïque des exploits accomplis par le poète et les membres de sa tribu. La passion amoureuse peut être à l'origine du furor guerrier (d'autant que les femmes encouragent les guerriers à partir pour le rezzou et louent leurs exploits, véhiculant par des chants leur renommée) :

            Si elle souriait à un pélerin de la Mekke qui a fait les processions

 

Ferme observant de la soumission et fidèle usager de l’eau des ablutions

 

Ne t’étonne pas si l’aurore le trouvait serrant un bouclier, bouillant d’une colère impie ! (46-8)

 

De tels poèmes d'amour à motifs héroïques ont une grande ressemblance avec les poèmes nomades préislamiques ( en arabe, avant le VIIe siècle, voir les éditions de J. Berque et de A. Miquel). Malgré les ressemblances, le problème des sources reste à étudier.

Le deuxième groupe de textes rassemble des poèmes de sédentaires du Maroc et d'Algérie. Le premier, fragment héroïque inédit, recueilli en 1954 auprès d'une femme analphabète, raconte un épisode de lutte tribale. Le texte a été composé par un poète de la tribu victorieuse, puis  diffusé par des chanteurs professionnels allant de village en village. Il permet de poser le problème des variantes locales et des témoins conservant la tradition. Le deuxième est un chant de résistance composé vers 1954-1955 pour la défense de Mohammed V, alors exilé à Madagascar. L'auteur est resté anonyme. Le poème emprunte une forme traditionnelle, celle qui a été appelée "poème géographique" (un barde itinérant visite successivement des tribus et fait la renommée de chacune) et il y insère de manière codée l'actualité politique : il permet d'informer des tribus qui appartiennent à la résistance:

 

            Chez les Aït Oumanouz nul n’est resté en retrait

 

            Ni à Tasserirt-la-Petite non plus qu’à Tasserirt-la-Grande

 

Ni chez les Iguenouane et encore les Ayt Oussa :

 

Ayt Oussa, vous ne pouvez dire : « Nous l’avons oublié ». (26-9)

Un tel procédé n’a pas été sans nous rappeler la première séance du séminaire, consacrée à la poésie d’Aragon pendant la Résistance.

Enfin le dernier texte présenté est un "Poème sur la prise de la ville d'Alger (1830)", publié par H. Stumme en berbère du Maroc méridional en 1895 (les sources  doivent être algériennes). Sur quatre-vingt-seize vers, vingt-trois font un récit de la bataille, avec une exagération rhétorique (notamment en ce qui concerne le nombre des combattants) qui semble bien être un élément commun aux textes héroïques de différentes cultures (épopée classique, chanson de geste, etc.). Le reste du poème est composé d'invocations à Dieu et d'appels à la guerre contre les chrétiens.

En conclusion, la question des gestes longues a été abordée (analogue à celle qui se pose pour l'épopée homérique): passe-t-on des fragments à la geste (celle-ci étant le fait de lettrés collecteurs) ou de la geste aux fragments (la lecture publique conduit à une refragmentation, les textes correspondant à la durée d'une séance de chant)?

            La discussion a porté essentiellement sur la question générique : il est particulièrement intéressant de remarquer que notre triade lyrisme/épopée/drame ne s’applique pas du tout aux littératures berbères...

 

 

Bibliographie

 

 

 

J. Berque, Les dix grandes odes de l’Ante-Islam, Paris, 1979.

D. Casajus, Chants touaregs. Recueillis et traduits par Charles de Foucauld, Paris, 1997.

Ch. de Foucauld, Poésies touarègues. Dialecte de l’Ahaggar, éd. A. Basset, Paris, 1925.

P. Galand-Pernet, Littératures berbères, des voix, des lettres, Paris, PUF [Islamiques], 1998.

M. Galley, Taghriba. La marche vers l'Ouest des fils de Hilal, Paris, Geuthner, 2005.

G. Mohamad et K.-G. Prasse, Poèmes touaregs de l’Ayr, Copenhague, t. 1,1989 ; t. 2, 1990.

H. Stumme, Dichtkunt und Gedichte des Schluh, Leipzig, 1895.

 

 

La séance s’est terminée sur une présentation d’un roman de l’écrivain flamand Willy Spillebeen, De Levensreis van een man, Le voyage d'un homme, par Perrine Galand-Hallyn.

Spillebeen, né en 1932, est un auteur flamand reconnu en Belgique. La production littéraire flamande, surtout francophone au dix-neuvième siècle, s’est lagement développée ensuite en néerlandais. Elle est marquée par les spécificités de la société flamande, une société très marquée par le catholicisme, rurale, traditionnelle, entretenant une relation complexe avec la francophonie.

Le roman de Spillebeen apparaît comme une réécriture de l’Enéide du point de vue d’Enée. C’est l’une des rares réécritures centrées sur ce personnage, le plus souvent ce sont l’amour de Didon, la descente aux Enfers ou encore le voyage initiatique (par exemple dans La Modification de Michel Butor) qui ont été privilégiés (voir la thèse de Seuret-Deran, Le personnage d’Enée dans la littérature française, 2001). Le travail de Spillebeen est ici, par certains aspects, comparable à celui de Giono dans Naissance de l’Odyssée : ces deux oeuvres ont en commun la déconstruction systématique du mythe héroïque. Giono a montré comment l’histoire d’Ulysse s’est construite malgré lui, gommant ses erreurs et ses maladresses. Spillebeen place dans la bouche d’Enée la même dénonciation des valeurs héroïques.

Spillebeen opère ainsi une relecture « alexandrine » de l’Enéide : il s’inscrit en quelque sorte dans la lignée d’Ovide (comme de ses suiveurs antiques et modernes), qui a probablement cherché lui-même à démythifier dans ses oeuvres l'idéologie mise en place par l'empereur Auguste, en opérant une "réduction épique", c'est-à-dire une critique des valeurs collectives, une réutilisation à rebours ou décalée des thèmes de l'épopée, ainsi qu'une modification du point de vue de l'énonciation, de l'objectivité à la subjectivité.

 

         Le roman de Spillebeen est symboliquement composé de douze chapitres. Il s’ouvre sur les angoisses d'Enée agonisant, victime d'une crise cardiaque (tout aussi symbolique). Dans un flash-back, le "héros" revoit tous les épisodes de sa vie qui ont été travestis par la légende (et l’Enéide), et dévoile ses échecs, de sorte que la "morale" virgilienne de tous les épisodes s'en trouve déconstruite. Anchise apparaît lâche, violent, autoritaire. Enée déteste la guerre et les armes (pendant la guerre de Troie, il est blessé et Théodore, un guerrier revêtu de son armure, accomplit ses exploits à sa place, comme Patrocle l'avait fait pour Achille), il ne croit ni aux dieux ni au surnaturel (sa mère est non Vénus, mais une simple bergère morte en couches). Ses sentiments pour Creuse et Lavinia, et même pour Ascagne, sont ambigus. Son seul amour aura été Didon, et l’ensemble du roman est structuré autour de cet amour, infiniment préférable à toute mission collective. Spillebeen, à travers ce roman qu'il a reconnu comme autobiographique, règle ses comptes avec la figure paternelle, la religion, le devoir.

 

 

 

 

 

 

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