vendredi 10 novembre 2006

CR 20 10 06_Christiade

 

Compte rendu de la réunion du 20 octobre 2006

 

 

 

Présents : Françoise Charpentier, Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Elsa Kammerer, Gabrielle Lafitte, Bruno Méniel, Sandra Provini.

 

 

 

 

« FAIRE DU CHRIST UN HEROS EPIQUE »

COMMUNICATION de Colin Fraigneau SUR LA CHRISTIADE DE VIDA

 

 

 

 

 

La Christiade a été commandée à Marco Girolamo Vida (1485-1566), ecclésiastique italien, en 1521 par le pape Léon X, et achevée en 1527. L’objectif est de doter l’ère chrétienne d’une épopée à la gloire de sa religion. La Christiade est contemporaine du De partu Virginis de Sannazar. Par bien des aspects, la Christiade  suit le modèle de l’épopée antique. Composée de six livres, elle débute in medias res avec la résurrection de Lazare au livre I ; après un livre II consacré à l’arrestation du Christ, les livres III et IV forment un long retour en arrière avec les récits de Joseph et de Jean qui évoquent l’histoire du Christ depuis l’Annonciation ; enfin le livre V est consacré à la Crucifixion et le VI à la descente du Christ aux limbes et à sa résurrection. L’œuvre se termine sur la dispersion des apôtres qui partent prêcher dans le monde entier et auxquels l’auteur s’identifie. De plus, de nombreux procédés de l’épopée antique apparaissent dans la Christiade : revue des peuples de la région, invocation, etc.

 

Le principal problème est le décalage entre le genre choisi et le contenu tant historique que spirituel. S’il était symbolique de choisir l’épopée, le plus noble des genres, pour célébrer la grandeur du Christ et de la religion chrétienne, il n’était pas évident de faire rentrer une réécriture des Evangiles dans le moule du genre épique.

 

Principal point commun entre la Christiade et le modèle antique : les dimensions cosmique (communication entre les hommes et les puissances divines et/ou infernales) et collective (l’action engage l’avenir de l’humanité) du drame. Principale différence entre la Christiade et l’épopée canonique au sujet guerrier : le héros de la Christiade prêche la non-violence et refuse qu’on défende sa querelle par les armes. La résolution de cette tension réside dans l’amplification de la lutte à l’échelle cosmique. Satan devient le principal adversaire du Christ, c’est lui qui dès l’ouverture du livre projette des plans d’attaque.

 

 

 

Dans le discours que prononce Satan devant ses démons au livre I (vers 182 et suivants), l’opposition entre puissances célestes et infernales est représentée comme une guerre armée. La mission du Christ de pénétrer en Enfer pour y libérer les âmes captives est évoquée par Satan, qui donne à imaginer une scène guerrière où le Christ agirait en chef de guerre romain, enchaînant les vaincus à sa suite pour revenir dans sa patrie en triomphateur : « Bientôt, aux portes de notre asile, des armes divines à la main, il portera le ravage en ces lieux, il ouvrira l’enfer, et lui ravira les âmes abandonnées à nos fureurs. Nous-mêmes peut-être, si notre courage ne traverse pas ses efforts, nous-mêmes il nous chargera de fers, et, vainqueur, nous conduira, enchaînés, dans l’Olympe, où nous serons la risée du ciel entier. »

 

L’action du Christ sera toute spirituelle, mais Satan utilise un vocabulaire qui la rend épique (fretusque armis, v. 187 ; vinctosque inducet Olympo/Victor, v. 191-2). En ennemi de Dieu, il ne connaît pas la vraie grandeur et la vraie force, et s’attend forcément à une attaque armée de l’envoyé du ciel. Il est en quelque sorte à l’image des païens et des mauvais chrétiens, qui ne voient l’héroïsme que dans la violence des faits d’armes. La suite du livre donnera bien sûr tort à ce pronostic et à la vision de la grandeur qu’il véhicule, mais il demeure que l’erreur de Satan permet de doter la confrontation à venir d’une coloration épique.

 

Deux axes d’analyse seront donc privilégiés : la réflexion sur l’héroïsme, et les liens entre cette réflexion et l’écriture épique. Comment faire de cette œuvre qui prône la non-violence une épopée ?

 

 

Quel héroïsme ?

 

Au livre II (vers 44 et suivants), Satan et de ses démons répandent dans Jérusalem la rumeur d’une attaque armée de la part du Christ et des siens. Les habitants sont envahis par la panique, et Vida utilise une comparaison épique pour la décrire : « Ainsi, lorsqu’un bruit inattendu annonce qu’à la faveur d’une nuit silencieuse la ruse et les armes cachées ont livré la ville à l’ennemi, que la torche est déjà dans sa main, la citadelle en son pouvoir, que la flamme vole sur les toits, embrase et dévore les maisons, soudain les rues sont remplies, on tremble, on s’agite, on court en cent endroits divers, et la raison ne guide pas ces mouvements ». Ce passage évoque l’histoire de Troie, avec la mention de la ruse et des armes cachées. La comparaison épique crée une équivalence guerrière à l'histoire biblique pour lui donner une dimension épique. La guerre est ici le comparant, non le comparé comme c’est le plus souvent l’usage.

 

On observe pour la deuxième fois que c’est le discours diabolique qui permet l’intervention du registre épique dans le texte. L’écriture épique se déploie ainsi dans les marges de l’histoire, dans les mensonges et les erreurs, et semble dans un premier temps devoir se limiter à des événements uniquement imaginés, montrant ainsi la fausseté d’une certaine vision de l’héroïsme.

 

A l’opposé de ces mensonges, la fin du livre II va montrer le réel héroïsme à travers l’épisode de l’arrestation du Christ (vers 768 et suivants). Cette arrestation donne lieu à une scène épique conforme aux faits rapportés dans les Evangiles. Vida s’appuie plus particulièrement sur la version de Jean et procède par amplification : « Tout à coup, ils accourent, des chaînes à la main ; à la lueur tremblante de la lune, les armes dans le lointain étincellent, les boucliers retentissent, les épées font entendre leur cliquetis ; une longue file de flambeaux et de torches à plusieurs branches, enduites par une main ennemie d’une manière onctueuse, et taillées en épis à l’aide d’un fer aigu, triomphe des ténèbres de la nuit. Le bruit au loin raisonne ; la montagne de toutes parts répète le fracas des armes et les clameurs des hommes. Mais le héros est sans frayeur et d’une voix ferme : « Arrêtez ! s’écrie-t-il, soldats, arrêtez ; vous cherchez une victime, la voici. Pourquoi ce fer et ces armes ? C’est sans armes, c’est à la vue du public, au milieu de la cité, que j’ai proclamé les ordres de mon Père […]. » Il dit, et deux fois, sans contrainte, se présente aux ennemis ; mais deux fois les ennemis, ô prodige ! tombent abattus à sa voix. Leurs armes renversées rendent un horrible bruit, et la nuit couvre leurs yeux d’un voile inattendu. »

 

On note l’usage du mot heros pour désigner le Christ au moment du danger. Son héroïsme réside dans son absence de peur face à la mort. Il n’est pas question d’un combat épique : le Christ refuse que Pierre défende sa querelle par le fer. Cependant, le Christ a un arme, la parole, et celle-ci produit sur les soldats le même effet qu’une épée le ferait dans l’épopée antique (cf. derniers vers : ingentem fusa dedere / Arma sonum ; atque oculis subito nox plurima oborta est, qui évoquent la formule homérique : « X tombe, ses armes sonnent sur lui ; l’ombre couvre ses yeux »). On se souvient que dans l’Apocalypse, XIX, 15, le Verbe de Dieu est représenté avec une épée dans la bouche : l’assimilation des paroles christiques aux combats guerriers, loin de poser problème, est donc un bon moyen de permettre la rencontre de l’épopée et des Evangiles.

 

La scène au jardin des oliviers pose ainsi le Christ en héros : c’est là que le mot apparaît pour la première fois dans l’œuvre. Il n’est pas anodin que l’auteur ait choisi ce moment pour souligner la puissance du Verbe, qui n’était pourtant présente dans cet épisode que chez un seul évangéliste : pour Vida, il s’agit peut-être surtout, au moment où le Christ pourrait sembler vaincu, de rappeler la grandeur du personnage. Plusieurs procédés empêchent de voir l’arrestation du Christ comme une défaite : rappel des intentions paternelles, de la possibilité de le sauver, mais de la nécessité du supplice. Le Christ garde le contrôle des événements, il n’est pas vaincu, c’est la volonté de Dieu qui s’accomplit.

 

Le tout début de l’épisode était cependant plus périlleux, avec le moment de faiblesse où le Christ ressent la peur et doit faire un effort pour poursuivre l’accomplissement du dessein paternel. Or c’est justement à ce moment-là de l’épisode que le mot « héros » apparaît pour la toute première fois (v. 739). A cet instant où le Christ lui-même semble oublier son origine céleste, le mot heros est là pour rappeler celle-ci au lecteur, dont la foi ne doit pas être ébranlée. Vida réactive ici le sens premier du mot héros, à savoir « demi-dieu » : faire du Christ un « héros » ne repose donc pas seulement sur des procédés littéraires, la réflexion christologique elle-même établit des liens entre le personnage du Christ et ceux des héros épiques mythologiques de l’Antiquité.

 

 

 

Au delà du héros, le Dieu

A sa mort, le Christ descend dans les limbes pour sauver les âmes des justes. Cet épisode, absent du Nouveau Testament, ne repose pas sur une tradition biblique claire sur laquelle aurait pu s’appuyer Vida. Dans les premiers siècles du christianisme, des ébauches de mise en récit de cet épisode, en partie inspirées de la Bible, apparaissent en petit nombre. Deux d’entre elles ont eu une influence durable, et on en reconnaît les motifs dans le texte de Vida. D’abord le motif des portes de l’Enfer que brise le Christ. Venu de la tradition égyptienne et du livre de Job, XXXVIII, 16-17, c’est le motif qui domine chez Sannazar à la même époque. Dans une autre tradition, c’est seulement la voix du Christ qui est descendue aux Enfers.

 

Au livre VI, vers 192 et suivants, Vida introduit cet épisode par une comparaison épique : « Ainsi des citoyens qu’un siège prolongé renferme dans une ville que ses portes et ses remparts garantissent encore du danger. Tandis que l’ennemi frappe les murs des coups du bélier et des cris de la fureur, si tout à coup, du sommet de leurs tours, ils voient dans le lointain des armes annoncer l’approche d’une armée secourable, l’espoir relève leur courage et porte leur valeur jusqu’aux astres ». Cette comparaison installe une lecture épique du passage, demande au lecteur d’établir une équivalence entre l’épisode décrit et une scène guerrière, semblant ainsi introduire le combat attendu depuis le début de l’oeuvre. Mais au moment crucial, l’action est d’une grande simplicité : « Jésus cependant touche aux portes de l’enfer, Jésus brillant d’une clarté divine et chargé de la vengeance générale. Devant lui, une porte de bronze s’élève (Porta ingens aduersa), immense, éternelle, et fermée de cent énormes verrous, porte qu’attaqueraient en vain les hommes, les flammes, et le fer le plus dur. Là s’arrête Dieu (Constitit hic Deus), et de la main il agite la barrière retentissante : à ce choc, la terre épouvantée (exterrita) tremble, les astres balancent incertains dans leur marche, et, dans ses cavernes sombres, l’enfer répète ce fracas ». Montrer un combat aurait certes pu donner lieu à une scène grandiose, mais aurait amoindri le Créateur (l’être qui descend ici dans les limbes n’est plus le Christ, mais Dieu lui-même, Deus).

 

Cet emploi du mot Deus a une importance d’autant plus crucial qu’il a lieu dans un passage saturé par l’intertexte virgilien, très présent chez Vida, mais tout particulièrement ici, où a lieu une grande concentration d’échos à un même passage du livre VI de l’Enéide dans lequel Virgile évoque la descente aux Enfers d’Enée (vers 548 et suivants). On retrouve, entre autres, l’hémistiche Porta aduersa ingens (v. 552), l’adjectif exterritus (v. 559) et surtout la formule Constitit Aeneas (v. 559), le héros Enée étant remplacé par le Dieu chrétien. A travers cette comparaison, Vida montre la supériorité du dieu chrétien sur les héros et les dieux antiques. Les portes qu’évoquait Virgile, « aucune force humaine, même les dieux ligués en une guerre ne pourraient les déraciner » (v. 553-4). Dans le poème de Vida, Dieu les renverse d’un simple geste. L’intertexte virgilien est utilisé par Vida pour produite un effet de dépassement et souligner le sublime de la scène, où un petit geste de Dieu produit un effet immense.

 

 Vu de la sorte, l’épisode n’a plus rien de déceptif : Dieu ressort encore grandi de l’absence de combat, tout est dit dans l’ouverture des portes. De plus, dans son traitement, la facilité de l’action souligne la toute puissance du Dieu chrétien par rapport aux autres religions. On se situe dans une logique du dépassement, non de l’atténuation. Enfin, on peut souligner que ce dépassement doit se comprendre aussi dans le domaine littéraire : le prestigieux passage virgilien est réinvesti par Vida pour mettre en valeur l’action qu’il raconte et montrer la suprématie du Dieu chrétien, mais sa réécriture montre aussi que la Christiade surpasse les épopées antiques par sa spiritualité.

 

 

 

Indication bibliographique :

 

 

 

Marci Hieronymi Vidae, Christiados libri sex, Crémone, 1535

 

 

 

Texte latin et traduction française :

 

Abbé Souquet de La Tour, La Christiade, poème épique de M. J. Vida, Paris, Colnet, 1826.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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