Compte rendu de la réunion du 17 novembre 2005
Présent(e)s : Gaspard Delon, Véronique Dumont, Colin Fraigneau, Perrine Galand-Hallyn, Isabelle Garnier-Mathez, Gabrielle Lafitte, Beryl Lecourt, Olivier Pédeflous, Sandra Provini, Bernardo Resende, Jean Vignes.
Introduction : « l’héroïque »
Nous avons tenté de justifier notre choix de la notion d’héroïque en opérant, avec D. Madelénat (L’épopée, Paris, p.u.f. [littératures modernes], 1986, p. 74), une distinction entre l’épopée et l’héroïque :
« Il faut distinguer un type d’action collective et positive, caractérisée par des personnages et des thèmes (l’héroïque) et une forme littéraire constituée selon les règles d’une poétique et d’une culture, l’épopée, qui comporte deux acceptions différentes : au sens étroit, genre de la tradition occidentale ; au sens large, classe de narrations de ton grave, sans spécification de longueur, de mètre, de type d’action, qui rappelle l’extension de l’épos oral. On constate des affinités, dans maintes littératures, entre l’épopée (au sens large) et l’héroïque : la réunion d’un mode d’énonciation narratif élevé, et d’un ensemble d’actions et de thèmes héroïques, constitue des agrégats stables, durables et généraux, des pôles remarquables, communs à beaucoup de cultures et de systèmes de genres. [...] Les oeuvres se répartissent donc entre cette coïncidence – l’épopée héroïque – et la disjonction totale, en passant par le spectre des hybrides plus ou moins mutants (épopées tragiques, idylliques, romanesques...). L’héroïque, glissant hors de l’épopée, y laisse place libre aux éléments exogènes pour resurgir ailleurs (dans l’ode pindarique, le drame cornélien, le roman historique...) ».
On voit se dessiner, autour d’un objet central qui serait l’épopée héroïque, deux ensembles :
- l’épopée, qui pourrait ne pas être exclusivement héroïque (exemples de l’épopée satirique, ou de l’épopée romanesque où le thème amoureux se joint au thème héroïque) voir ne plus l’être que très peu (épopée encyclopédique)
- l’héroïque, qui pourrait s’étendre à d’autres genres que l’épopée, ce qui nous permet de ne pas circonscrire l’héroïque au seul territoire de l’épique, mais d’élargir l’enquête au roman, au lyrisme encomiastique, à l’historiographie, à l’heroic-fantasy et même au cinéma...
Pour ne pas perdre toute délimitation avec cet élargissement du champ de l’épique à l’héroïque, nous proposons d’adopter la démarche suivante : interroger des textes qui nous semblent liés d’une manière ou d’une autre à l’épopée sans que l’appartenance de ces textes au genre épique nous satisfasse pleinement.
Nous avons pour ce faire opéré une séparation entre le mode d’énonciation et les thèmes et personnages, et écarté une à une les contraintes formelles impliquées par la définition aristotélicienne de l’épopée (récit en vers dans le « style soutenu » des exploits de héros, notamment d’exploits guerriers, incluant l’intervention de puissances surnaturelles), afin de prendre en compte un certain nombre de textes apparentés à l’épopée héroïque mais qui n’appartiennent pas au genre épique au sens strict.
L’épopée définie comme « long poème » exclut d’emblée tout texte composé en prose, et d’autre part tout texte bref.
La prose
C’est un problème qui s’est par exemple posé pour le Télémaque de Fénelon, que certains ont classé dans le genre épique tandis que Voltaire s’y refusait en invoquant ce critère du vers. Nous avons inclus dans notre corpus des textes en prose, par exemple les sagas, que R. Boyer définit comme des « récits en prose agrémentés ou nom de strophes scaldiques », ou The Lord of the Rings de J.R.R. Tolkien, roman que son intertexte épique (Beowulf, La Chanson de Roland, etc.) invite à considérer comme une épopée savante.
La « petite épopée »
On rencontre si l’on élimine le critère de la longueur un ensemble de textes qui appartiennent au genre de l’epyllion fondé sur un refus de la grande poésie épique. On pense à l’œuvre de Claudien ou à nombre de poèmes de circonstance à la Renaissance. Le court poème permet de pratiquer à moindres frais ce genre héroïque qui a toujours paru si prestigieux, par l’usage du mètre héroïque et l’emploi de topoi épiques. On pourra prendre aussi en compte la « petite épopée » à l’époque romantique ou certains poèmes de la Résistance.
Mode narratif et mode lyrique
L’épopée s’inscrit par définition dans le genre narratif. Si l’on s’écarte de la pure narrativité (qui d’ailleurs n’apparaît pas même dans l’épopée que l’on doit considérer comme genre mixte, comme l’a montré O. Rosenthal dans un article intitulé «Aux frontières de l’épique et du lyrique », Avatars de l’épique, dir. G. Mathieu-Castellani, Revue de littérature comparée, n°280, oct-déc 1996), on peut ouvrir le corpus à un certain nombre de textes lyriques qui gardent une affinité avec l’épopée. C’est tout particulièrement le cas d’une certaine poésie d’éloge qui emploie un lyrisme encomiastique. G. Fasano, dans un article intitulé « la déconstruction du matériau épique dans la poésie encomiastique de Ronsard » a bien montré comment l’on passe de l’épopée héroïque à un lyrisme héroïque. La poésie en question « métamorphose, ou au moins habille en héros antiques [les] hauts personnages du présent, et leurs ancêtres » (Avatars de l’épique, p. 437). Il s’agit de « de projeter dans une distance mythique, et d’entourer d’un halo héroïque, grâce à des procédés de style, des silhouettes contemporaines. » (p. 442). Nous pourrons donc être amenés à examiner ce phénomène de métamorphose, ce répertoire dans lequel puisent les poètes pour enrichir le présent, pour « héroïser » leur sujet.
Après avoir ainsi, à partir de l’épopée héroïque, élargi notre champ d’étude à des textes en prose, à des pièces brèves, à des poèmes lyriques, nous nous sommes demandés ce qui pouvait faire dès lors l’unité de notre corpus et avons tenté de préciser la notion d’héroïque en reprenant la définition de Madelénat selon laquelle l’héroïque est « un type d’action collective caractérisée par des personnages et des thèmes ». Reste à préciser de quels thèmes et de quels personnages il s’agit.
Action collective : cela nous renvoie à la dimension historico-politique du genre épique et nous conduira à nous interroger sur le lien entre un état de société et un type d’épopée. La discussion a porté tout particulièrement sur ce point, notamment en rapport avec un article de Claude Millet à paraître, « Les larmes de l’épopée. Des Martyrs à La Légende des siècles », où l’auteur définit le concept d’« épopée démocratique ».
Thèmes : la guerre semble le principal thème de l’héroïque. D. Bjaï (Entre Moyen Âge et Renaissance : continuités et ruptures. L’héroïque, dir. D. Bjaï et B. Ribémont, Cahiers de Recherches médiévales (XIIe-XVe), vol. XI, 2004, p. 23 ) cite le répertoire thématique, dressé par Ronsard dans la préface posthume des Odes, de ce qui constitue l’héroïque : armes, assauts de villes, batailles, escarmouches, conseils et discours de capitaines. Si le combat est le thème héroïque privilégié, il faut prendre ce terme dans une acception large : il peut s’agir de coup de main, de raid ou de guerre totale, ou de toute autre forme de conflit, extérieur ou intérieur.
Personnages : le héros, évidemment, et les dieux.
Les dieux
Le merveilleux entre dans la plupart des définitions sans être structurellement nécessaire : le vraisemblable extraordinaire peut suffire à l’effet. Le surnaturel, élément essentiel du sublime, a pour effet de situer le héros dans un environnement physique et mental agrandi aux dimensions d’un drame cosmique.
Le héros
D’après le Dictionnaire du littéraire, le héros « est celui qui porte, défend ou remet en cause les valeurs dominantes de la société. Mais bien qu’un peuple se reconnaisse dans ses héros, ceux-ci gardent un caractère hors du commun ».
Le héros de l’épopée homérique ou de la chanson de geste a les qualités requises par l’action, force, courage, acharnement, et il vise l’honneur et la renommée. Il fournit un modèle de comportement, transforme un agrégat en communauté, voire en communion ; il promulge une adhésion collective enthousiaste.
Cette idée que le héros est avant tout une incarnation de l’idéal de la société à laquelle il appartient nous renvoie à une réflexion d’ordre socio-historique et politique sur le genre épique, et nous invite à examiner l’évolution du héros, notamment en France : le héros évolue en même temps que les valeurs de la société. Claude Millet, dans l’article cité plus haut, montre ainsi que « l’épopée démocratique du XIXe siècle dénoue le lien du héros à la victoire et à la gloire » et le « délie de la sphère du pouvoir et de la souveraineté. »
On pourra donc envisager la cas d’œuvres qui ne chantent pas de héros à proprement parler, mais ont su « héroïser » leur matière. Ressortit donc à l’héroïque tout héros ou tout ce dont on peut faire un héros, tout ce qu’on peut « héroïser ».
Nous avons proposé un ensemble de critères pour définir l’héroïque, mais force est de constater que ceux-ci sont fluctuants. Il sera nécessaire de réfléchir aux évolutions de la notion dans le temps pour une culture donnée, ainsi qu’à ses variations dans différentes cultures.
La discussion a donné lieu a plusieurs remarques :
- La nécessité d’ajouter à notre définition de l’héroïque le critère du style élevé ;
- La prise en compte dans notre corpus de l’héroï-comique ;
- L’interrogation sur un « héros du mal », en rapport par exemple à la notion de « grandeur d’âme » chez Corneille.
Indications ibliographiques
Avatars littéraires de l’héroïsme de la Renaissance au siècle des Lumières, Elseneur, n°20, Presses universitaires de Caen.
K. Csùrös, Variétés et vicissitudes du genre épique de Ronsard à Voltaire, Paris, Champion, 1999.
Entre Moyen Âge et Renaissance : continuités et ruptures. L’héroïque, dir. D. Bjaï et B. Ribémont, Cahiers de Recherches médiévales (XIIe-XVe), vol. XI, 2004.
Grand genre, grand œuvre, poème héroïque, dir. D. Bjaï, Nouvelle revue du XVIe siècle, Genève, Droz, 15/1, 1997.
L’héroïsme au XVIe siècle, Nouvelle revue du XVIe siècle, Genève, Droz, 12/1, 1994.
D. Madelénat, L’épopée, Paris, p.u.f. [littératures modernes], 1986.
G. Mathieu-Castellani (dir.), Avatars de l’épique, Revue de littérature comparée, n°280, oct-déc 1996.
D. Maskell, The Historical Epic in France, 1500-1700, London, Oxford University Press, 1973.
B. Méniel, Renaissance de l’épopée. La poésie épique en France (1572-1623), Genève, Droz, 2004.
H. de Montmoret, G. de Brie, P. Choque, L’incendie de la Cordelière : l’écriture épique au début de la Renaissance, textes présentés et traduits par S. Provini, La Rochelle, « Rumeur des Âges », 2004.
J.-M. Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation [SVEC 2005 :03], 2005.
Cette bibliographie ne se prétend évidemment pas exhaustive ! Nous vous serions reconnaissants de nous indiquer des titres pour la compléter.
Exposé de Sandra Provini sur « La poésie nationale d’Aragon
et la tradition héroïque de la poésie française »
L’exposé s’ancre dans le constat d’une parenté entre la production poétique d’Aragon pendant la deuxième guerre mondiale et la poésie héroïque des « Rhétoriqueurs » au début de la Renaissance. Selon le critique N. Martine, « les procédés savants des Grands Rhétoriqueurs servent [dans la poésie d’Aragon] une intention populaire. Ainsi, le souci de la forme, loin de se fermer à l’histoire se laisse investir par elle »(« Contradiction et unité dans la poétique d’Aragon », Europe, 1991, p. 65). Se trouve ici souligné dans la poésie d’Aragon le souci de la forme, considérée non comme jeu gratuit, mais comme travail sur la réalité, sur l’Histoire, dans la visée d’un destinataire le plus large possible. L’exposé se trouve donc organisé autour de trois points : la mise en évidence de ce « souci de la forme » qui se laisse investir par la réalité ; l’analyse du travail poétique opéré sur l’Histoire pour l’ « héroïser » ; la détermination des visées de cette poésie orientée vers le destinataire.
Du point de vue formel tout d’abord, il n’est pas difficile de relever les emprunts, notamment en ce qui concerne la rime et les formes poétiques, qu’Aragon a fait aux procédés des Rhétoriqueurs : il utilise ainsi la rime brisée, prenant explicitement pour modèle Octovien de Saint-Gelais, ainsi que les rimes équivoquée et senée ; il reprend aussi la césure lyrique et la césure enjambante qui ne seront plus admises dès l’époque de la Pléiade. Ce souci singulier de la forme trouve sa raison d’être dans la nécessité d’appréhender l’événement à travers des formes qui le domestiquent, le structurent. A la débâcle, à l’inversion comme à l’asphyxie des valeurs, Aragon oppose la résistance de formes poétiques stables, héritées d’une longue tradition nationale et porteuses d’une mémoire collective que le poète réinvestit dans le présent de l’écriture. Il inscit ainsi ses poèmes dans la tradition poétique française, et par là-même les événements qu’il chante dans l’Histoire nationale.
Une grande partie de la production poétique d’Aragon sous l’Occupation peut être dite « de circonstance » : les poèmes, écrits en réaction aux événements, font entendre un lyrisme politique. Le je qui s’y exprime coïncide moins avec le moi autobiographique du poète qu’il n’est l’émanation d’un chanteur-scripteur parlant au nom d’un groupe, résistants ou peuple français, ou, pour reprendre une expression du Comité National des Ecrivains (CNE), « criant pour la nation ». Paradoxalement, chez le poète résistant comme chez les Rhétoriqueurs, ce lyrisme de circonstance s’apparente à l’épopée : le recours aux légendes médiévales permet à Aragon d’« héroïser » sa matière, comme le faisaient les auteurs renaissants en forgeant des comparaisons entre les héros de leur temps et ceux de l’Antiquité. Quand il se peint en Lancelot et compare la France à la forêt légendaire de Brocéliande, il s’agit pour le poète de donner à l’Histoire en train de s’écrire les dimensions du mythe.
Enfin, la visée de la poésie d’Aragon rejoint elle aussi celle des poètes de cour du début de la Renaissance : cette poésie est en effet informative, qu’elle s’adresse aux lecteurs du présent pour leur faire connaître les événements dans des conditions d’accès difficile à l’information, ou aux lecteurs de l’avenir pour immortaliser les exploits accomplis ; elles est aussi didactique, faisant un large usage de l’allégorie et délivrant des leçons d’ordre moral et politique, et se veut même un appel aux armes : Aragon justifie ainsi son usage des mythes par l’idée qu’ils « ont force de faire agir » ; elle cherche enfin à soutenir le prestige de la littérature françaises, et par là de la France, dans un contexte international conflictuel.
La conclusion de l’exposé porte sur la coloration héroïque de la poésie d’Aragon. Celle-ci tient d’abord à son objet, la guerre ou le combat. Ce sont les circonstances, elles-même épiques, qui font l’épicité de cette poésie. De plus, le poète célèbre une action collective, comme le souligne le fréquent emploi du nous et un lyrisme centré non sur le sujet mais sur le destinataire. Enfin, c’est une poésie qui chante des « héros », des Français ordinaires martyrs ou résistants qu’il s’agit de faire entrer dans la galerie des héros nationaux du passé historique ou légendaire. Non content de reprendre des formes poétiques et des procédés rhétoriques aux poètes médiévaux, ainsi que de leur emprunter des thèmes, Aragon s’inspire donc d’eux dans sa pratique pour héroïser la matière de sa poésie. C’est sans doute le recours à la légende nationale qui donne le mieux sa couleur héroïque à la poésie d’Aragon.
La séance s’est terminée sur une note plus solennelle : nous avons eu le plaisir rare d’entendre lire de la poésie. Jean Vignes avait choisi les chants I, IV et VII du Musée Grévin, et a restitué pour nous toute sa force à ce poème. Qu’il en soit ici remercié.
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