Compte rendu de la réunion du 2 mars 2006
Exposé de Vincent Zarini sur « La Johannide de Corippe (VIe siècle ap. J.-C.) :
entre épopée antique et chanson de geste ? »
La Johannide de Corippe a été composée sous le règne de Justinien, empereur de Constantinople, après la campagne victorieuse de reconquête de l’Afrique du Nord par les Byzantins dans les années 546-548. Cette œuvre répond à la nécessité de reconstruire dans une Afrique exsangue un consensus autour du pouvoir de Byzance. Corippe récite devant les notables de Carthage son épopée à la gloire de Jean Troglita, le lieutenant de l’empereur, de Justinien, et de « Rome ».
Si sa finalité est panégyrique, la Johannide est une véritable épopée (différente des poèmes de circonstance qui se multiplient dans l’Antiquité tardive, elle compte près de 5000 vers répartis en huit chants), qui manifeste la volonté qu’a eue Corippe de composer une Enéide justinienne. L’écriture épique y est au service d’une idéologie : la vision du monde que présente la Johannide est celle d’une épopée antique appauvrie, d’une épopée chrétienne originale, d’une épopée romaine tardive.
Une épopée antique appauvrie
La plupart des épopées classiques figurent un univers naturel habité par les hommes et mû par le divin. Dans la Johannide, la nature n’est guère mystérieuse : l’âpreté de la polémique chrétienne contre le culte d’une nature païenne ne permettait pas à Corippe d’y faire ressentir la présence de divinités auxquelles il ne croyait pas. Cette nature sans trop de mystère est peuplée d’hommes sans grande complexité. On rencontre dans la Johannide un héros, Jean, et quelques personnages secondaires importants, notamment un compagnon, Ricinarius, qui devient le symbole de la collectivité pour laquelle le héros se bat. Les personnages manquent d’individuation ; chez les Byzantins règne l’héroïsme, chez les Berbère la ruse ; leurs passions sont rudimentaires, à peu près réduites au furor bellicus. Le portrait du héros lui-même n’est pas plus nuancé. Formé sur le modèle virgilien, Jean n’a pas cependant la complexité psychologique d’Enée ; c’est un héros parfait qui ne connaît pas d’évolution au cours du récit (conformément au principe horatien du sibi constet avec lequel Vigile avait rompu). L’appauvrissement est plus net encore au niveau du divin. Le domaine païen présente deux ramifications, celle des cultes berbères, qui a pour elle le pittoresque, et celle de la mythologie classique, dont le vieux Panthéon ne détermine pas l’action mais orne la narration de la Johannide qui vise au « grand style ». Le choix stylistique de la manière antique, impliquant à l’époque de Corippe une nature sans mystère, des hommes sans complexité et un « divin » sans consistance, risquait de draper dans un noble discours une pensée insignifiante : Corippe a fait le choix du symbolisme, notamment chrétien, pour donner quelque profondeur à cet univers artificiel.
Une épopée chrétienne originale
Corippe s’est efforcé de « classiciser » son christianisme, le vocabulaire de la Johannide est révélateur à cet égard (le Dieu chrétien est dénommé Tonans, etc.). La tonalité classicisante de l’oeuvre oriente l’auteur vers l’Ancien Testament et le Père est plus présent que le Fils. Les interventions divines sont limitées (on connaît les débats qu’a provoqués la question du merveilleux chrétien en littérature), les songes restent laïcs et ne sont pas rapportés à une inspiration divine. Le poème souligne les devoirs qu’a l’homme envers ce Dieu à la fois puissant et discret : Jean y est la parfaite incarnation d’une pietas virgilienne christianisée, confiant dans un Dieu qu’il prie dans les moments de tension et capable d’éprouver de la pitié envers les faibles : sa mission est en définitive de miseras saluare animas (I, 295). Dans un moment où la victoire du christianisme permettait à l’activité littéraire de ne plus se cristalliser seulement autour du débat religieux, Corippe a renouvelé avec la Johannide l’épopée chrétienne en la tirant hors des domaines biblique, hagiographique et allégoriques jusque là pratiqués, pour créer la première épopée historique chrétienne d’une longue série à venir. Cette nouveauté réelle se présente pourtant sous les traits d’une épopée romaine tardive.
Une épopée romaine tardive
Les premiers de ces traits sont le triomphalisme et la grandeur. La violence joyeuse fait partie intégrante de ce triomphalisme, dont le principe fondamental est la terreur qu’inspirent Dieu et son vicaire l’empereur quand ils brisent les « tyrans ». A la grandeur du sujet correspond l’ampleur d’une œuvre où domine l’amplification. L’univers héroïque de la Johannide est aussi caractérisé par une grandeur morale partagée (fréquence de l’adjectif magnanimus) qui exclut toute bassesse (cupidité, lâcheté, découragement, faim et soif). Corippe fait se dérouler devant les yeux du lecteur un spectacle qui suscite l’admiration. La stylisation contribue à l’esthétique sublime de la Johannide. Corippe a créé des types plus que des individus, Jean incarnant par exemple le type du soldat chrétien. Il faut comprendre ce choix dans le cadre d’une esthétique fondée sur le contraste et accordée à un univers de pensée majoritairement dualiste. L’image que Corippe donne des « barbares » montre en lui un partisan. L’univers du poème est clairement hiérarchisé : tous les hommes sont soumis à Dieu, et à l’empereur qui le représente, même le héros. L’ordre est une notion fondamentale dans la Johannide, dont l’univers obéit à une harmonie d’origine divine (influence du néo-platonisme et de la religion chrétienne). Or les théologiens établissent un parallèle entre polyarchie des nations et polythéisme, entre monarchie impériale et unité divine. Byzance et les épopées romaines tardives se caractérisent ainsi par l’union profonde entre romanité et christianisme. Byzance se pense comme nouvelle Rome chrétienne chargée de réaliser sur terre la volonté de Dieu. Dans la Johannide, la révolte en Afrique prend alors un sens religieux.
La Johannide est donc une épopée véritable, même si sa fonction l’assimile aux panégyriques. Avec son sujet guerrier et ses personnages héroïques, elle illustre étroitement la définition de l’épopée par Horace, res gestae regumque ducumque et tristia bella (Ars, v. 73). Elle correspond aussi à la définition hégelienne du genre : sur la base limitée des exploits de Jean en Afrique, c’est en effet toute une civilisation qui affirme ses valeurs. La Johannide se montre apte à créer une solidarité entre les membres de son public. Sa forme aussi est celle d’une épopée, avec ce continuum narratif et cette exceptionnelle longueur qui correspondent au besoin typiquement épique d’unité dans la totalité.
La Johannide est une épopée néo-classique, qui refuse le maniérisme, l’outrance baroque aussi bien que le néo-alexandrinisme, pour choisir le modèle virgilien, dans les domaines de la langue, du style, de la composition et de l’idéologie (il s’agit pour Corippe d’exprimer sous Justinien, comme pour Virgile sous Auguste, le sentiment d’une renaissance de Rome).
La Johannide est est-elle dès lors réactionnaire ou préfiguratrice ? Il s’agit de la première épopée historique chrétienne, dans laquelle la thématique de la guerre sainte fait sa première apparition. Il faut donc mettre la Johannide en relation avec les épopées carolingiennes, écartelées entre l’Enéide de Virgile et la chanson de geste : elle apparaît comme le chaînon manquant entre épopée virgilienne et épopée carolingienne.
Bibliographie
V. Zarini, Rhétorique, poétique, spiritualité : La technique épique de Corippe dans la Johannide, Turnhout, Brepols, 2003.
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