mercredi 14 mai 2008

Conférence de Dorothée Lintner le 23 mai 2008

La prochaine séance du séminaire sur "l'héroïque" aura lieu le vendredi 23 mai, de 9h30 à 11h.

Dorothée Lintner, qui prépare une thèse de doctorat à Paris III sur "le modèle épique chez Rabelais et les romanciers burlesques du XVIIe siècle", nous présentera un exposé intitulé "Le combat dans le Quart Livre : renouvellement d'une topique épique chez Rabelais".

La séance aura lieu à l'université Paris Diderot sur le site des Grands Moulins (Paris 13e, M° et RER Bibliothèque Nationale FM) en salle 695C (Esplanade des Grands Moulins, bâtiment C, 6e étage).

En espérant vous retrouver à cette occasion,

Sandra Provini

Compte rendu de la conférence de Florence Goyet

Compte rendu de la séance du 18 avril 2008 :

Conférence de Florence Goyet, Professeur à l’Université de Grenoble III

« Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière »

 

Florence Goyet nous a présenté la thèse qu’elle développe dans son livre Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière. Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, Paris, Champion, 2006.

 

La thèse de Florence Goyet est que l’épopée, que l’on considère depuis Lukàcs comme le genre de la transparence, de la stabilité, de la consolidation des valeurs, une fois étudiée pour elle-même (et non comme le fait Lukàcs comme toile de fond pour construire sa Théorie du roman) et replacée dans son contexte d’origine, apparaît comme un outil intellectuel qui vient répondre à une situation historique inextricable. L’Iliade est composée à la sortie de l’âge sombre, la Chanson de Roland au XIe siècle français caractérisé par « l’anarchie féodale », le Hôgen et le Heiji monogatari dans le Japon du XIIe siècle qui voit la violence déferler après quatre siècles de paix complète. L’épopée pense la politique et invente du radicalement nouveau : l’Iliade invente la royauté et la cité, la Chanson de Roland la pyramide vassalique, le Hôgen et le Heiji monogatari la forme de féodalité qui se mettra en place trois siècles plus tard et apportera la paix. à l’opposé de la lecture du genre faite par Hegel, l’épopée a à voir avec le présent et non l’origine, elle n’est pas une exaltation de l’ordre mais une représentation du chaos, elle ne conforte pas les valeurs anciennes mais fait émerger du nouveau.

L’épopée est un texte à triple fond. Elle suscite d’abord un éblouissement en tant que récit de hauts faits caractérisé par un grandissement et un souffle « épiques », et apparaît comme une mise en ordre du réel (style formulaire, scènes-type, fin déjà connue). L’Iliade pose ainsi une pyramide nette Destin-dieux-hommes-bêtes-monde inanimé et parvient un temps à « apprivoiser Arès », le dieu du carnage : les combats se résolvent en duels qui se déroulent toujours de la même façon et offrent des repères à l’auditeur. La Chanson de Roland présente une grande victoire de Charlemagne qui est une défaite escamotée : durant environ 450 vers, presque aucun mort n’est signalé parmi les Francs, jusqu’à ce que la laisse 127 annonce qu’il ne reste que 60 combattants. Ces épopées encadrent ainsi le carnage, offrant à l’auditeur une prise sur la mort et l’effroi, et présentent une mise en ordre efficace.

Mais il y a épopée à partir du moment où le texte ne s’en tient pas là, par opposition avec de simples récits héroïques. L’épopée refuse la simplification d’un récit où Persée délivre Andromède dans un veni, vidi, vici sans ombres et remet ainsi le monde en ordre. L’Iliade s’ouvre au désordre de la violence intra-ethnique : Agamemnon et Achille ébranlent profondément au chant I les fondements de la société archaïque que sont le partage du butin et la vengeance. L’épopée homérique se laisse aussi envahir par le désordre de la mêlée, après neuf ou dix chants où les combats ont été organisés en duels dès le troisième ou le quatrième vers. Elle reconnaît la puissance de la violence et la représente. La Chanson de Roland fait quant à elle ressortir le désordre par la contradiction : la prétendue victoire de Charlemagne sur Saragosse au début du poème n’a aucune crédibilité (le texte prend soin de rappeler la procédure « normale » en évoquant dès la laisse 8 la prise de Cordres qui a été entièrement détruite et dont les habitants ont été tués ou convertis), l’ambassade de Ganelon, qui part seul pour le camp ennemi, est elle aussi invraisemblable (le texte rappelle là encore la procédure habituelle en évoquant l’ambassade de Basile et Basan). Mais l'important est peut-être que cette dernière simplification permet de montrer en Ganelon non pas le traître que nous croyons, mais une posture politique forte. Ganelon est un noble baron, un très bon vassal comme le montre son attitude face aux menaces des Sarrasins, il représente tout un parti dans l'armée: ceux qui ne sont pas des « faucons », qui acceptent de servir dans le cadre d’une guerre justifiée mais ne cherchent pas comme Roland l’augmentation de leur propre gloire. La Chanson de Roland use ainsi d’une clarté excessive pour construire la complexité. Elle est caricaturale pour tout ce qui n’est pas la question qu’elle traite : « quelle sorte de vassal dans le royaume de France en 1080 ? » et à laquelle elle propose quatre ou cinq réponses possibles en articulant des couples de personnages (Roland-Ganelon, Roland-Olivier, Charlemagne-Roland).

Florence Goyet appelle « travail épique » cette articulation de positions antagonistes mais toutes tenables dans une situation historique donnée. L’épopée est ainsi un texte fondamentalement polyphonique. S’il y a crise, c’est bien qu’il existe plusieurs positions tenables : les deux scènes du cor dans la Chanson de Roland articulent deux solutions politiques, celle du présent incarnée par Roland, figure du seigneur du XIe siècle qui n’a d’autre horizon que l’augmentation de sa propre gloire, et celle de l’avenir, incarnée par Olivier qui se place dans la perspective du service de son suzerain Charlemagne, lui-même au service de Dieu. Le Hôgen et le Heiji font un travail comparable pour le Japon du XIIe siècle, à la suite des troubles de Hôgen qui, suite à un conflit dynastique (deux frères revendiquent le pouvoir impérial en 1156), plongent le pays dans la violence des clans guerriers pour plusieurs siècles. Ces deux textes repensent les devoirs du suzerain et du sujet et proposent une hiérarchie des loyautés face au problème des loyautés contradictoires, les deux frères en lutte ayant chacun une légitimité. Ils articulent aussi les deux modes de pensée possibles et opposés : la pensée pragmatique des samouraïs, professionnels de la guerre, caractéristique de la modernité, et la pensée traditionnelle d’un gouvernement par les rites et le protocole, qui parie sur la vertu de l’ennemi et use envers lui de la grâce ou de l’exil. L’épopée travaille par le parallèle, parallèle-différence (dans l’Iliade, Hector incarnant le nouveau roi face à Agamemnon, Achille et Zeus), parallèle-homologie (dans le Hôgen et le Heiji, où la même situation est jouée trois fois pour penser le problème moral posé par la guerre civile).

À travers ces analyses, Florence Goyet révèle la complexité de l’épopée, qu’elle définit par son traitement polyphonique d’une matière politique pour répondre à une crise historique réelle et profonde et par sa capacité de développer chacune des positions possibles jusqu’au bout en les incarnant dans des personnages, pour faire voir leurs implications profondes. Le « travail » épique fait ainsi du récit un outil de pensée, supérieur à tout raisonnement conceptuel.