Compte rendu de la séance du 8 juin 2006.
Présent(e)s : Laurent Alibert, Gaspard Delon, Déborah Engel, Vincent Ferré, Colin Fraigneau, Gabrielle Lafitte, Tristan Mauffrey, Sandra Provini, ainsi que trois étudiants de Licence dont je n’ai malheureusement pas retenu les noms.
Exposé de Colin Fraigneau (EPHE) : « La réflexion sur l’héroïsme
dans Le Seigneur des Anneaux : annonce et programmation d'une erreur d'interprétation sur la figure du héros »
Contrairement à de nombreux ouvrages de littérature héroïque, le titre du Seigneur des Anneaux ne fait pas référence au héros de l'histoire mais au méchant. Cette originalité invite à réfléchir sur l'héroïsme dans le Seigneur des Anneaux, en commençant par chercher à identifier le héros de l'histoire s'il y en a bien un.
Si l'on définit le héros comme le personnage chargé d'une mission à accomplir, Frodo, chargé de détruire l'Anneau Unique, apparaît clairement comme le héros du Seigneur des Anneaux. Au fur et à mesure du récit, Sam prend cependant de plus en plus d'importance, au point de pouvoir apparaître pour certains comme le héros principal, mais comme l'explique Tolkien lui-même dans sa correspondance, si le personnage de Sam peut recevoir un traitement particulièrement riche et intéressant, c'est justement parce qu'il n'est pas, comme Frodo, chargé d'une mission sacrée. Sam peut donc être vu comme le personnage principal, mais Frodo reste le héros sur un plan structurel.
Néanmoins, l'échec de Frodo à la Montagne du Destin ébranle son statut héroïque, et la correspondance de Tolkien témoigne de l'étonnement, voire de l'incompréhension, de plusieurs lecteurs. Selon Tolkien, si Frodo a effectivement échoué, c'est qu'il était impossible pour quiconque de résister à l'Anneau dans ces conditions, mais le héros mérite cependant les plus grands honneurs pour avoir fait tout son possible, et avoir créé des conditions propres à voir l'accomplissement de la quête en dépit de son échec personnel.
Cependant, Tolkien avait conscience d'avoir doté son livre d'un héros plus complexe que ne le sont les héros invincibles des contes de fées traditionnels, et il devait s'attendre à voir son personnage privé des grands honneurs qu'il méritait.
On peut lire, à travers les chapitres qui suivent la destruction de l'Anneau, une mise en abyme de la réception de l'oeuvre. Immédiatement après la fin de la quête, Sam envisage le récit de l'histoire sous le titre The Story of Nine-fingered Frodo and the Ring of Doom, et c'est sous ce titre que l'histoire est chantée peu après par un ménestrel du Gondor. De retour dans la Comté, la gloire de Frodo s'avère pourtant presque entièrement éclipsée par celle de Merry et Pippin, qui ont acquis force physique et gloire militaire, au contraire de Frodo, dont le combat fut moral. De plus, le titre finalement choisi pour les annales hobbites est The Downfall of the Lord of the Rings and the Return of the King. Dès la fiction, Frodo disparaît donc finalement du titre de l'oeuvre, et c'est Aragorn qui fait pendant à Sauron dans le titre. Si Tolkien n'a gardé que Sauron pour le titre de son oeuvre, l'éditeur utilisa en revanche The Return of the King pour intituler la troisième partie du livre, focalisant l'attention des lecteurs sur l'action guerrière, focalisation récemment accentuée par l'adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux. Le retour dans la Comté montre donc comment les combats intérieurs, bien plus héroïques que ceux qui se règlent par l'épée, sont éclipsés par l'éclat des faits d'armes aux yeux d'une majorité de gens, et la réception de l'oeuvre a confirmé ce constat mélancolique, en propulsant Aragorn au premier plan.
Tolkien avait en fait oeuvré à cet effet en faisant d'Aragorn un héros beaucoup plus traditionnel que Frodo, puisque ses exploits le conduisent à accéder au trône et à se marier, comme dans le schéma type du conte. Quelque soit la grandeur de leur combat, un tel héroïsme n'est pas fait pour des Hobbits, et la gloire guerrière n'apparaît dans leurs rêveries que comme une tentation mauvaise. Dans sa correspondance, Tolkien insiste sur l'humilité des vrais héros, et surtout de Frodo. C'est son humilité qui lui permet de résister si longtemps à l'Anneau, et c'est cette même humilité qui le conduit finalement à imposer aux annales historiques, contre les suggestions de Bilbo, un titre qui réduit les Hobbits au rôle d'observateurs : l'héroïsme imprégné des valeurs chrétiennes représenté par Frodo est fait de renoncement, et implique aussi le renoncement à la gloire méritée. On notera enfin qu'Aragorn, pour être un héros guerrier, n'en est pas moins humble lui aussi, puisqu'il se prosterne quant à lui devant Frodo, dont il reconnaît la grandeur. Il n'y a donc pas condamnation des héros guerriers, mais chacun doit savoir jouer son rôle avec humilité sans courir après une gloire qui mène à la perdition.
Exposé de Gabrielle Lafitte : « Formes, buts et implications du comique
dans Le Seigneur des Anneaux »
Le comique dans The Lord of the Rings est-il limité à une fonction de distraction, ayant pour but essentiel de soulager la tension du récit héroïque, ou a-t-il des implications plus profondes ? Il s’agit de montrer à quel point The Lord of the Rings est éloigné des clichés auxquels une certaine critique voudrait le réduire, et que le récente adaptation cinématographique de P. Jackson n'a souvent fait que renforcer, tout particulièrement d'ailleurs en ce qui concerne le comique (entre autres en créant des 'caractères comiques' mécaniques et surfaits, comme le nain Gimli) ; en bref d'étudier l'utilisation très fine et originale que fait son auteur des différents procédés comiques pour éviter précisément toute rigidité stylistique ou narrative. La référence pour ce qui est des concepts et notions concernant les définitions et procédés du comique, à l'ouvrage bien connu de Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique.
On peut analyser les formes complexes que prend le rire dans The Lord of the Rings suivant les trois catégories définies par Bergson : le comique de caractère, qui prend ici la forme d'une étude des personnages, le comique de mots (qui n’est pas étudié ici) et le comique de situation.
- Des personnages comiques ?
Ce qui fait le caractère comique d'un personnage, selon Bergson, c'est une certaine raideur, un automatisme ou une impression de fonctionnement mécanique qui ressemble à la vie mais en est la caricature. C'est bien ainsi que les Hobbits nous font rire : le lecteur, qui les découvre pour la première fois, les voie non comme des Hobbits mais comme une caricature d'êtres humains. Nous les considérons comme une reproduction artificielle et exagérée de nous-mêmes : des humains miniatures, et non des êtres naturellement petits. Cet aspect caricatural, mais pas uniquement au sens physique , a été confirmé par l'auteur lui-même : Tolkien reconnaissait volontiers que le Shire était une certaine caricature de l'Angleterre rurale, portée sur les plaisirs de la vie (et surtout de la table!), passionnés de généalogie et d'histoires de famille mais ignorant tout de l'histoire du monde, détestant toute perspective de trouble, et tout ce qui a trait à l'étranger comme possibilité de trouble précisément, enfin pratiquant avec constance la politique de l'autruche. Les noms même des Hobbits ont une consonance comique, par leur simplicité et leurs résonances onomatopéiques, voire parce que ce sont des jeux de mots. Ainsi par exemple Samwise Gamgee, ou son père Gaffer Gamgee, ou encore les 'Sackville-Baggins'. Les Hobbits sont donc des personnages caricaturaux et dans une certaine mesure ridicules. Il s'agit là cependant d'une généralité valable pour tous les Hobbits, en tant que masse indéterminée. Peut-on pour autant parler de personnages comiques individuellement? Les Hobbits de la Compagnie, dont les caractères sont plus finement développés dans le récit, soit Frodo, Sam, Merry et Pippin, et même Bilbo, sont-ils des personnages comiques stricto sensu?
Il importe ici de rappeler que Tolkien avait commencé d'écrire The Lord of the Rings comme une suite de son conte Bilbo le Hobbit, qui relevait beaucoup plus manifestement du conte traditionnel. Le personnage de Bilbo, malgré tout son courage, est un personnage essentiellement comique, un petit bonhomme ventru aux joues rouges, et le récit de son festin d'anniversaire au début de The Lord of the Rings ouvre celui-ci sur une tonalité de comique traditionnel. Mais l'on sait que le livre, prenant des proportions démesurées, changea avec les années (13 ans de rédaction!) d'ambition et de ton, progressivement envahi par la « mythologie personnelle » de Tolkien. Il s'ensuit que le Shire et ses habitants, les Hobbits, relèvent initialement du caractère comique des contes traditionnelsparce qu'ils doivent être conformes globalement à ce qu'ils étaient dans le livre précédent. Mais les traits comiques des personnages se nuancent au fur et à mesure que l'action s'éloigne géographiquement du Shire : les Hobbits de la Compagnie subissent dans le récit une initiation qui, sans les départir de leur caractère « hobbit », les fait accéder progressivement au statut de héros.
Les meilleurs exemples en sont probablement Merry et Pippin, mais également Bilbo. Prenons le dernier cas qui est le plus simple: Bilbo est un personnage haut en couleurs, considéré comme extravagant par les autres Hobbits, et ne manquant pas d'humour. Il s'ensuit tout une série d'épisodes comiques autour de sa personne, les plus notables étant son discours d'adieu et les notes accompagnant les présents qu'il a laissé à Bag End. Mais transparaît peu à peu, d'abord légèrement dans ses conversations avec Gandalf dans le Shire, puis cruellement à Rivendell, l'obsession de l'Anneau qui le dévore et qui donne un aspect tragique à son personnage. Ce n'est donc pas un personnage tout d'une pièce, au caractère mécanique ou automatique, caricatural en fait, qui fait le caractère comique selon Bergson. C'est cette multiplicité de sa personnalité, qui n'apparaît certes pas à première vue, qui prévaut dans le respect que lui vouent les autres personnages. Ainsi lorsqu'au Conseil d'Elrond il apparaît qu'il faut trouver un porteur pour renvoyer l'Anneau au Mount Doom, sa proposition de se charger de cette mission ne suscite le rire que de ceux qui ne le connaissent pas, en l'occurrence Boromir de Minas Tirith.
Ce caractère évolutif des personnages est déjà en soi une opposition à leur réduction à des types comiques, l'une des constantes majeures du caractère comique étant son incapacité à évoluer et à s'adapter, sa raideur. Or les Hobbits, s'ils conservent leur caractéristiques, s'adaptent vaille que vaille aux circonstances, et finissent par admirer et accepter les valeurs des sociétés héroïques qu'ils traversent, pour finalement intégrer une hiérarchie militaire, on pourrait même dire chevaleresque: Pippin devient écuyer du roi Denethor du Gondor, Merry swordthain de Theoden de Rohan. Tous deux risqueront leur vie pour sauver des héros plus traditionnels, Faramir et Eowyn.
Toutefois les Hobbits ne sont pas les seuls personnages comiques de The Lord of the Rings. On trouve d'autres archétypes comiques dans d'autres races, ainsi par exemple Barliman Butterbur, la vieille Ioreth et le maître des herbes des Maisons de guérison du Gondor, types de la commère et du pédant, mais ce sont des personnages mineurs. Certains des personnages principaux présentent des traits comiques, ainsi par exemple Gimli et Legolas qui ne cessent de s’envoyer des piques, Gandalf dans ses colères orageuses, Gollum même. Ce dernier cas est intéressant, car Gollum est censé être un « méchant » et ne pas prêter à rire. Pourtant le passage où il se dispute avec Sam au sujet de la cuisson des lapins qu'il a chassé en Ithilien met en évidence un aspect sympathique et comique de son personnage, rattaché encore au grand thème comique par excellence: la gourmandise.
De plus, il apparaît que les traits comiques des personnages sont aussi une façon de les distinguer dans le grande bataille qui a lieu en Terre du Milieu: The Lord of the Rings est en effet le récit d'une quête et d'une guerre, les deux visant à abattre « the dark Lord Sauron ». Dans ce contexte, le caractère comique de certains personnages devient en fait une arme. Tous les personnages positifs de The Lord of the Rings font preuve d'un sens de l'humour marqué, notamment Gandalf et Aragorn. Par contre les personnages négatifs en sont invariablement dépourvus : c'est le cas de Saruman, Grima Wormtongue et Denethor par exemple. Le rire n'est jamais chez eux que ricanement, expression d'un esprit dément dévoré par le désir de puissance ; ils ont perdu toute capacité à rire d'eux-mêmes comme des évènements, indiquant par là une perte de leur caractère humain, et donc leur aliénation à Sauron.
Aucun des personnages principaux n'est donc strictement enfermé dans un rôle comique. En ce qui concerne Sam, Frodo, Merry et Pippin, leur évolution constante empêche de les réduire à des types quels qu'ils soient. Ce sont, hormis Frodo, des personnages drôles, mais ils ne sauraient être réduit à cela. Ils ont d'autres fonctions dans le récit que de faire rire. De plus, dans le développement de l'intrigue, ils nous font rire non par eux-mêmes mais plutôt par le décalage qu'ils représentent.
- Le comique de situation
Les situations comiques peuvent être divisées grossièrement en deux catégories : des situations comiques classiques, comme de voir les personnages patauger dans la boue, se vanter parce qu'ils ont un peu bu, céder à la gourmandise, etc., et des situations où le comique est provoqué par un sentiment de décalage entre les personnages.
Progressivement, le récit passe de l'aventure tout court à l'aventure héroïque, voire épique. Cette évolution entraîne des changements de tonalité dans la façon de s'exprimer des personnages : Aragorn ne s'exprime pas de la même façon en tant que Strider lorsqu'il est avec ses compagnons, et en tant qu'héritier d'Elendil et du trône du Gondor. La rencontre de ces deux sphères est un procédé comique, appelé par Bergson "interférence des séries". Par exemple, lorsqu' Aragorn vient aux Maisons de guérison et retrouve Pippin, le prince Imrahil s'étonne de la façon dont le hobbit s'adresse à celui que lui-même ne peut considérer autrement que comme son souverain. Ce procédé reparaît assez souvent dans le récit, notamment quand sont impliqués les Hobbits qui se départissent rarement de leurs manières spontanées et peu cérémonieuses, offrant un franc contraste avec les sociétés aristocratiques du Gondor et du Rohan. On en a un bon exemple dans la rencontre des Hobbits avec le roi Theoden de Rohan sur les ruines de l’Isengard, où se superpose à la différence de tons un comique de situation propre, puisque le roi et Merry discutent de l'art de fumer la pipe dans un contexte dramatique.
Il importe ici de remarquer que le lecteur ne rit pas des Hobbits, mais d'une situation contrastée. Le comique provient ici d'une situation exactement inverse à celle décrite par Bergson comme typique et illustrée par Don Quichotte : les Hobbits ne nous font pas rire en se conduisant comme des héros romanesques dans la réalité, mais bien parce qu'ils se conduisent en gens normaux dans un univers romanesque. Il devient alors difficile de déterminer si ces situations comiques relèvent plus de l'héroï-comique ou de la parodie. Le ton est héroï-comique, mais ne dissimule-t-il pas en fait une légère parodie de l'héroïsme, lorsque celui-ci relève de l'automatisme et par conséquent devient surfait?
On constate donc que si les formes du comique relèvent dans The Lord of the Rings de procédés relativement classiques, on ne peut dire qu’elles entrent dans un cadre rigide. Elles ne sont aucunement séparées du reste du roman, les personnages et les épisodes ne sont pas placés là dans le but unique de faire rire, mais le comique semble au contraire revêtir sous des apparences légères des sens multiples et profonds.
- buts et implications du comique dans The Lord of the Rings
Le rire peut d’abord faciliter l’adhésion du lecteur au monde imaginaire de The Lord of the Rings, le faire pénétrer dans cet univers particulier qu'est la Terre du Milieu. Celle-ci est peuplée de différentes races plus ou moins étonnantes : Hommes, Nains, Hobbits, Elfes, Ents et Orcs. On commence par rire avec l'auteur des coutumes hobbites, dans le prologue constitué d'une présentation du Shire. Mais ensuite, lorsque que l'on rie d'un Hobbit en particulier avec d'autres Hobbits, alors nous sommes du côté de ces Hobbits : nous sommes entrés en Terre du Milieu. La réponse du nain Gimli, vers la fin du livre, à une phrase de Sam qui s'étonne que Merry et Pippin aient grandi :
"Can't understand it at your age!" he said. "But there it is: you're three inches taller than you ought to be, or I'm a dwarf." "That you certainly are not" said Gimli. (…)"
nous fait sourire, parce qu’elle donne une matérialité à un sens figuré que dans notre logique on ne saurait prendre au pied de la lettre. Les Nains n'existant pas, Sam ne pourrait être un Nain. Mais Sam est un Hobbit, une créature aussi imaginaire qu'un Nain, et c'est un Nain qui lui donne la réplique. Et dans le monde propre de The Lord of the Rings, où depuis plus de 900 pages le lecteur fréquente Nains et Hobbits, il sait qu'ils sont différents : il y a donc là une double ironie, l'une par rapport à notre logique propre, l'autre par rapport à notre logique de lecteur. Nous rions d'abord de la phrase de Sam, que l'on renvoie instinctivement à une impossibilité, puis de la réplique de Gimli qui envisage cette possibilité, nous replaçant ainsi sur le plan de l'imaginaire où la proposition s'avère tout aussi impossible. De cette même conclusion résulte un rapprochement de notre logique et de celle du récit, à laquelle le rire permet d'adhérer plus facilement.
Dans la narration héroïque de The Lord of the Rings, le comique – ou plutôt son produit, le rire – a deux autre fonctions majeures, dont la première est bien connue des critiques littéraires : c'est celle de comic relief, qui consiste à soulager par le rire une trop grande tension dans le récit en plaçant après les passages les plus tendus un « répit » narratif, c’est à dire un épisode comique. Le premier exemple survient assez tôt dans le livre, dans le chapitre The Shadow of the past : après le récit de Gandalf sur les origines de l'Anneau, alors même qu'il parle des nombreux espions de Sauron, il attrape quelqu'un caché derrière la fenêtre de Bag End. Or cette personne s'avère être Sam, avec qui s'engage immédiatement un dialogue comique. On trouve d'autres passages de ce genre dans le livre, où les Hobbits jouent souvent un rôle important. Comme le fait remarquer Pippin à Merry, "We Tooks and Brandybucks, we can't live long in the heights". Les Hobbits sont parfaitement conscients de leur inadéquation à cet univers de héros. Et exactement comme les êtres humains, ils reconnaissent que le rire est une façon de se distraire des angoisses existentielles. Comme le dira Merry à Aragorn qui vient de lui sauver la vie:
"It is the way of my people to use light words at such times and say less than they mean. We fear to say too much. It robs us of the right words when a jest is out of place."
Ici, un personnage comique s'analyse lui-même en tant que tel et donne la même explication que beaucoup de théoriciens : le rire a pour fonction de distraire l'être humain de ses plus grandes craintes et obsessions, en cette occurrence la mort. Il s'agit là encore, comme auparavant à propos de la tension du récit, de provoquer un répit.
Or cette fonction du rire est essentielle : pour le lecteur moderne, neuf cents pages d'héroïsme pur seraient difficiles à supporter. Cette distraction momentanée provoque bien sûr une rupture de ton, et par là oblige le lecteur à garder son attention en éveil, à ne pas succomber à la monotonie d'une unique tonalité et au fonctionnement mécanique d'un héroïsme qui se développerait sans aucune variation, automatiquement. Ces ruptures rendent le récit vivant. Le lecteur se sent plus proche de personnages dont l'humeur varie, tout simplement parce que cela est beaucoup plus réaliste. Comme les Hobbits, le récit ne peut vivre perpétuellement sur les hauteurs : il faut la souplesse du changement, la variété des tons, pour éveiller et conserver l'intérêt du lecteur.
Les personnages hobbits sont le facteur essentiel de cette souplesse: leur décalage permet en fait une distanciation d'avec l'héroïsme pur, qui empêche le lecteur de considérer cette héroïsme comme une règle générale applicable à tous les personnages de la Terre du Milieu, qui deviendrait alors un monde idéal et bien peu réaliste dans ses composantes « humaines » (disons pour les personnages à caractère humain). Une remarque de Merry est très révélatrice de ce procédé : alors qu'il accompagne les cavaliers de Rohan qui font route vers Minas Tirith assiégée, il se sent brusquement découragé, déplacé dans le contexte de bataille qui approche et où lui, qui n'est pas un guerrier, se sent inutile; et repensant à son ami Pippin en danger dans la ville assiégée "(he) wished he was a tall Rider like Eomer and could blow a horn or something and go galloping to his rescue". Cette phrase révèle une vision comique et naïve de l'héroïsme, à travers une image si classique qu'elle en devient éculée : le cavalier soufflant du cor avant la bataille. Ce qui nous fait rire ici ce n'est pas Merry dont on se moquerait, mais c'est l'idée d'attribuer à Merry l'attitude d’Eomer, présenté dès son apparition comme un caractère clairement héroïque, car alors Merry serait ridicule : cette attitude serait un automatisme rigide qui lui serait complètement inadapté. Ici le rire fait ressortir ce qu'il pourrait y avoir de rigide dans l'héroïsme, en exprimant les clichés correspondants à cette attitude, et en les exprimant comme des clichés : l'expression "or something" renvoie en fait à l'attitude supposée des cavaliers de légende comme à quelque chose de vague, des lieux communs si généralement admis qu'il n'est pas la peine de les exprimer. Dans le même temps l'expression révèle le désarroi de Merry qui ne sait que faire, et se raccroche à ces lieux communs légendaires dont il se sent pourtant très éloigné. L'expression qu'il en donne a en fait des implications morales liés à la vision particulière qu'a Tolkien du destin, du courage et de la vertu : exprimer de façon caricaturale l'attitude héroïque qui est en fait celle de beaucoup de personnages lors de la bataille qui va suivre, y compris de Merry lui-même (qui comble de l'ironie se verra offrir en récompense un cor gravé par les Rohirrims!), permet de rappeler au lecteur que l'héroïsme n'est pas l'application rigide de quelques clichés, mais une qualité qui n'est pas réservée à des personnages prédéfinis pour cela, et qui ne dépend que du courage personnel des individus et de leur capacité à accomplir les exploits à leur portée.
Le comique dans The Lord of the Rings a donc d'autres fonctions que celle de ménager un répit au lecteur dans l'aventure. C'est un moyen de lutter contre tous les préjugés. D'abord ceux de style : le comique n'est pas incompatible avec les tonalités épiques et héroïques. Ensuite, dans le genre particulier de la high fantasy, il facilite l'adhésion du lecteur à un univers imaginaire, et empêche une classification caricaturale des personnages : les grands héros ont de l'humour, les Hobbits, ces petits bonshommes aux joues rouges, peuvent accomplir des exploits et accèdent même à un statut de héros : Frodo et Sam, dont la quête, outre ses dangers, devient une véritable lutte morale contre la tentation, rejoignant les quêtes mystique porteuses de nombreuses souffrances que l'on peut trouver dans certaines vies de saints ; Pippin et Merry deviennent des héros guerriers, dévoués à un seigneur dont ils sont les hommes liges. Les Hobbits sont associés aux grands thèmes héroïques médiévaux : la quête et le combat contre les monstres. Pourtant ils gardent un caractère comique, a priori peut compatible avec la qualité de héros chevaleresques.
Cette inadéquation est en fait le reflet de la théorie particulière de l'héroïsme chez Tolkien, inspirée de la conception scandinave médiévale : la vertu consiste en la revendication de sa destinée, quelle qu'elle soit. Ainsi les Hobbits doivent se battre tout au long du récit pour vaincre les préjugés des autres personnages et que ceux-ci les acceptent avec eux sur les différents champs de bataille, au propre comme au figuré. Et leur propre vision naïve de l'héroïsme rappelle à quel point justement cette vision est artificielle, semblant séparer les personnages en catégories distinctes et étanches. Le rire accomplit parfaitement ici son rôle libérateur, faisant voler en éclats les cadres rigides séparant les genres, introduisant au cœur même du récit héroïque une réflexion sur l'héroïsme et une distanciation dont d'ailleurs beaucoup des imitateurs de Tolkien manquent cruellement. Le comique est donc le lien entre toutes les composantes de l’histoire et le lecteur et l'élément qui donne au récit de la souplesse.
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