samedi 23 juin 2007

CR 15 06 07_Tolkien

Compte rendu de la séance du 15 juin 2007

 

Présents : Laurent Alibert, Bertrand Bellet, Chrystel Bourgeois, Gaspard Delon, Gabrielle Lafitte, Ronan Mackowski, Dominique Marchand, Tristan Mauffrey, Emeric Moriau, Aurore Petrille, Sandra Provini

 

Conférence de Laurent Alibert et Emeric Moriau : « Trois éclairages pour l’esquisse d’un héroïsme tolkienien : Lai of Leithian, Farmer Gil of Ham, Lord of the Rings »

 

Laurent Alibert et Emeric Moriau ont choisi d’étudier trois œuvres de Tolkien appartenant à des genres différents, dont deux moins connues que le célèbre roman « épique » de Tolkien : le Fermier Gilles de Ham, conte écrit sur un ton parodique et satirique, et le Lai de Leithian, long poème narratif en octosyllabes (4175 vers) consacré au couple héroïque de Beren et Luthien. à partir d’une analyse du traitement des personnages et des motifs héroïques dans ces trois textes, les deux orateurs se sont attachés à montrer comment Tolkien a remis en cause et dépassé les modèles héroïques médiévaux dont il s’inspire, notamment grâce aux valeurs chrétiennes.

 

Le Fermier Gilles de Ham, d’abord conte pour enfants, est repris et développé par Tolkien au moment même de la rédaction du Seigneur des Anneaux. Tolkien y fait preuve d’une ironie critique par rapport à l’héroïsme. Si la structure du récit reprend celle de Beowulf (combats du « héros » contre un géant puis contre un dragon), Gil est un anti-héros : son langage familier s’éloigne du high style, tandis que le dragon, de façon humoristique, s’exprime dans un registre soutenu ; sa seule motivation est la recherche d’une reconnaissance de la part de l’opinion publique (Tolkien caricature ici le désir de gloire du héros traditionnel et sa peur de la « male chanson ») ; il puise son courage dans la bière (l’insistance sur l’ivrognerie de Gil est un procédé de déresponsabilisation du personnage) ; enfin, sa cupidité le met à part du légendaire. Le Fermier Gilles de Ham présente de plus une critique de la « chevalerie » ou héroïsme aristocratique : les chevaliers privilégient les tournois sur la chasse au dragon et sont décimés par celui-ci alors qu’ils composent des lais sur le chemin qui les mène à son antre. Cette critique s’inscrit dans une réflexion que mène Tolkien sur l’héroïsme, à partir du personnage de Beorhtnoth dans la Bataille de Maldon (voir sur ce poème vieil-anglais le texte de Tolkien The Homecoming of Beorhtnoth Beorhthelm's Son et l’exposé de Gabrielle Lafitte à l’adresse http://heroique.over-blog.com/article-4435984.html) : on lit sous sa plume une condamnation mêlée de respect pour cette forme d’héroïsme en pure perte (exemple dans le Seigneur des Anneaux de la mort esthétisée de Boromir, symbole de la grandeur dans l’erreur).

 

Le Lai de Leithian occupe une place centrale dans l’œuvre de Tolkien : il a fait l’objet de constantes réécritures, en vers et en prose. Luthien est une héroïne au sens étymologique, fille d’une Aïnur et d’un elfe. Elle est aussi une figure chevaleresque : c’est elle qui triomphe de la quête du Silmaril en plongeant Morgoth dans le sommeil et en lui faisant perdre, symboliquement, sa couronne. Elle fait preuve d’un héroïsme dynamique, plein de foi dans le pouvoir de l’amour (exemple de sa descente dans le monde des morts pour en faire revenir son amant Beren). Par contraste, l’héroïsme de Beren se caractérise par un dévouement sans espoir : il s’agit d’un héroïsme sacrificiel, comparable à celui des guerriers qui suivent Beorhtnoth, forme d’héroïsme très haute, mais pas la plus noble pour Tolkien qui lui préfère l’acte de foi de Luthien.

 

Dans le Seigneur des Anneaux, les personnages de Frodo et d’Aragorn sont au centre de la réflexion de Tolkien sur l’héroïsme. Chacun a une mission qui lui est propre : Frodo doit détruire l’anneau, Aragorn restaurer le royaume uni des hommes. Aragorn est inspiré par l’imaginaire chevaleresque médiéval : il est un modèle de chevalier, issu d’un lignage prestigieux, c’est un combattant exceptionnel, doté d’une épée, Anduril, et accomplit, suivant l’éthique spécifique du fin’amor, des épreuves qualifiantes avant son union avec Arwen. Frodo, lui, se caractérise par une ambivalence catégorielle. Il n’est jamais défini comme un chevalier, sauf par des comparants et des discours rapportés.

La première rupture significative par rapport à la chevalerie et à l’héroïsme traditionnels se lit dans le domaine de la guerre : certes, le Seigneur des Anneaux a un aspect épique avec ses scènes de bataille (furie collective des Rohirrim sur les Champs de Pelennor) et une forme d’approbation esthétique de la guerre dans certains passages, mais la folie guerrière est dénoncée notamment à travers le couple Faramir/Boromir. Surtout, l’héroïsme n’est pas seulement définissable par l’exploit guerrier. La chevalerie est en effet un héroïsme excessif, contre-productif dans le cas de l’anneau. L’idéal chevaleresque est marginalisé : Aragorn n’intervient jamais dans la part spirituelle de la quête et reconnaît à la fin du roman la supériorité de l’héroïsme de Frodo sur le sien. Cet héroïsme passe par la dépossession : tandis qu’Aragorn acquiert la royauté, l’amour et la gloire, Frodo est ignoré et perd jusqu’à la Comté qu’il a sauvée. Sa quête est un processus de sanctification (à la fin du roman, il refuse de tenir une arme, épargne Saruman, etc.) qui peut faire voir en lui une figure anticipée et incomplète du Christ (il reçoit l’anneau à l’âge de 33 ans, quitte Rivendell à Noël, détruit l’anneau le jour de la Crucifixion). L’héroïsme humain apparaît en définitive insuffisant : Aragorn n’ira pas à l’Ouest et sa mort sera amère pour Arwen et le lecteur (Aragorn, lui, entrevoit un "espoir", forme d'intuition de la "Révélation" chrétienne).

 

Discussion :

- Schématiquement, a chevalerie chez Tolkien vient d’un substrat mythique tandis que le personnage de Frodo vient d’un substrat chrétien. Frodo lui-même est passé par une étape chevaleresque, a rêvé d’aventure avant d’atteindre un héroïsme plus haut. Cette rupture n’est pas indolore, d’où le climat de nostalgie et l’amertume de la fin du livre. Tolkien y voyait le passage du mythe à l’histoire.

- Luthien réussit par un héroïsme qui n’est pas guerrier mais déjà spirituel : elle endort Morgoth par son chant.

- Gimli se comporte comme un chevalier courtois stéréotypé : il adore les cheveux de l’inaccessible Galadriel comme Lancelot ceux de Guenièvre. Suivant la distinction des deux amours courtois établie par J. Frappier, Gimli représente la tradition courtoise du sud : amour platonique, incompatible avec le mariage, d’un objet inaccessible. Aragorn incarne celle du nord qui offre la possibilité de la prouesse pour gagner une femme plus accessible.

 

2 commentaires:

  1. Bonjour.

     

    Merci pour ce compte-rendu car j’aurais aimé assisté à cette séance, mais mon emploi du temps ne me l’a finalement pas permis.

     

    Je souhaite toutefois revenir sur un point abordé dans le cadre de l’analyse du récit Farmer Gil of Ham. Lorsque vous écrivez qu’« il [Gil] puise son courage dans la bière (l’insistance sur l’ivrognerie de Gil est un procédé de déresponsabilisation du personnage) », il me semble qu’une lecture de l’histoire de la critique universitaire de la poésie anglo-saxonne, et plus particulièrement de Beowulf, dans laquelle Tolkien a joué un rôle prépondérant, pourrait éclairer cet aspect du personnage de Gil sous un autre jour.

     

    Nous savons en effet l’importance du festin dans les sociétés aristocratiques anglo-saxonnes des Ve-XIe siècles, mais aussi dans la poésie héroïque, et plus particulièrement de la place centrale de la boisson. L’auteur de Beowulf met ainsi en scène à quatre reprises un festin et cite plusieurs personnages féminins jouant un rôle de « porteuses de coupe », à commencer par Wealhtheow, l’épouse de Hrothgar. Le don de la boisson, avec aussi le don des armes, lors des festins dans les grands halls était en fait partie prenante de l’organisation et de l’identité du comitatus dans lequel s’engageait l’élite guerrière, prête à servir son seigneur jusque dans la mort. Le don de la boisson était ainsi fondateur de l’éthique et des valeurs héroïques de ce groupe : en échange de la coupe d’hydromel, qui signifiait leur entrée dans le comitatus, les guerriers étaient prêts à donner leur vie pour leur hlaford. Beowulf peut ainsi être vu comme un « miroir aux princes » pour reprendre l’expression d’A. Crépin, ce poème ayant certainement été composé pour un auditoire de guerriers aristocratiques assemblé justement lors des festins dans les grands halls où se définissait le comitatus.

     

    Or, cet aspect socio-politique de la culture aristocratique anglo-saxonne, et son idéalisation par la poésie héroïque, ont été en particulier critiqués par la recherche universitaire française. Avec à sa tête J.J. Jusserand, elle voit dans ces « cérémonies de la coupe » autant de signes d’une société composée d’individus portés sur la boisson, où l’ivresse était en son centre. La critique gallophone de Beowulf se placerait ainsi dans une perspective pour le moins condescendante aux yeux de Tolkien. C’est ainsi que dans les brouillons de sa célèbre conférence, « Beowulf: the Monsters and the Critics », Tolkien critique avec une certaine ironie, et une grande subtilité, cette position de la recherche universitaire française en l’abordant dans sa première version de sa métaphore de

    la Tour.
    Dans
    cette version, il ne s’agit pas encore pour un individu de bâtir une tour, mais de construire un jardin « à l’anglaise ». Tolkien rajoutant ironiquement à propos de ceux qui critiquent son œuvre florale : « And, of course, the less friendly, when they were told the gardener was an Anglosaxon and often attended to beer, understood, at once: a love of freedom may go with beer and blue eyes, but that yellow hair unfortunately grows on a muddled head » (cf. M. Drout, Beowulf and the Critics, p. 10). Tolkien revient par la suite de son développement initial (et de sa première révision) sur ce qu’il appelle ce « complexe de la boisson », montrant toute l’importance du festin dans les sociétés anglo-saxonnes, la décrivant ainsi : « [it’s] not a bestial orgy, but the mirth, freedom, and sense of security where friends were gathered in hall about their patron » (B&C, p. 50).

     

    Il ne reste qu’une seule trace de ce thème dans la version publiée de sa conférence, lorsqu’il aborde avec ironie les diverses écoles de la critique beowulfienne : « C’est [Beowulf] le produit

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  2. Désolé pour la mise en page, je ne sais pas ce qui s'est produit... :-(

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