dimanche 5 novembre 2006

CR 30 03 06_L'épopée révolutionnaire

Compte rendu de la réunion du 30 mars 2006

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Déborah Engel, Jean-Marc Hamon, Gabrielle Lafitte, Claude Millet, Olivier Pédeflous, Sandra Provini, Jean-Marie Roulin.

 

 

 

 

Exposé de Jean-Marie Roulin sur « L’héroïsme au féminin

 

dans l’épopée de la Révolution »

 

 

 

            Le monde de l’épopée est un monde d’hommes. Les femmes, telle Andromaque dans l’Iliade, y introduisent parfois un peu de tendresse, quand, telle Didon dans l’Enéide, elles n’éloignent pas le héros du combat. On rencontre cependant dans l’épopée quelques femmes combattantes, comme la Camille de Virgile. A la Renaissance, les guerrières sont nombreuses : Bradamante est un personnage de premier plan dans le Roland furieux, en tant qu’aïeule de la famille d’Este dédicataire du poème. Par ailleurs, l’héroïne traditionnelle française, Jeanne d’Arc, est à la fois une vierge guerrière et une sainte, illustrant après Cassandre le lien privilégié qu’ont les femmes avec le sacré.

            Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, l’héroïsme féminin ne peut être incarné ni pas des saintes, ni par des aïeules nobles. De plus, l’idée de héros s’est trouvée modifiée par la pensée des Lumières : le héros n’est plus le guerrier, mais le grand roi, sage et vertueux. Certes, la période révolutionnaire, avec la nécessité de s’opposer à l’ennemi par les armes, entraîne le retour du paramètre guerrier, mais les références aux héros antiques sont enrichies par de nouveaux éléments, la fraternité, la mélancolie... Pendant la Révolution, on assiste de plus à des interrogations sur la place des femmes dans la société : Condorcet écrit un article sur l’admission des femmes au droit de cité ; Olympe de Gouges rédige la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) dans laquelle on lit : « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune » ; le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français* fait le récit des hauts faits accomplis par des femmes. La période révolutionnaire voit une poussée des femmes vers le premier plan. Pourtant, celles-ci sont tenues à l’écart des assemblées.

            Les poèmes épiques* composés pendant cette période doivent être lus comme renvoyant à un imaginaire de la femme, et plus largement à un inconscient politique. Olympe de Gouges pose clairement la question : les femmes désirent seconder les hommes dans l’œuvre de régénération politique. L’imaginaire épique offre une configuration à ce désir d’héroïsme : on constate d’une part que les héroïnes, dépouillées du féminin, sont caractérisées par la virilité, d’autre part que la femme est écartée au profit de l’allégorie.

 

 

            Les femmes doivent masquer leur féminité pour accéder au champ de bataille. Dans Les Helvétiens, Adulie possède l’arc de Guillaume Tell, symbole de la puissance virile, et passe pour un homme. Il s’agit moins de travestissement que de dénaturation (dans l’Enéide, Camille a été nourrie du lait d’une cavale). L’héroïne est pensée en fonction de l’Antiquité : la comparaison topique avec les Amazones renvoie à une société fantasmatique qui exclue le masculin. L’activité guerrière de l’héroïne suppose que sa féminité a été vaincue, mais sa nature revient parfois de manière inopinée dans le combat (Camille est ainsi séduite, femineo amore, par une armure brillante...). L’instinct de la femme nuit alors à l’héroïsme : au chant VII des Helvétiens, Adulie tente de retenir son amant qui part à l’assaut (dans le Recueil des actions héroïques, les femmes, comme Rose Bouillon, semblent mieux concilier l’amour de la patrie et l’amour de l’époux que dans l’épopée : ce décalage reflète la divergence des visions de la femme chez les révolutionnaires).

L’héroïsme au féminin exalte aussi le sacrifice de la parure. Olympe de Gougess invite ainsi les femmes à aider le Trésor Public. Le dépouillement du luxe est une autre forme du renoncement aux attributs de la féminité.

Enfin, à la différence d’une Camille, les héroïnes épiques de la période révolutionnaire ont certes le sens de la patrie, mais à travers la médiation d’un personnage masculin : elles pensent d’abord le familial, puis le collectif.

 

 

Si l’héroïne est subordonnée à son mari, celui-ci est subordonné à un féminin hypostasié. Dans le Brutus de David, la division homme/femme est dynamisée. Cependant, du féminin se trouve aussi du côté de Brutus, avec la louve et la statue qui représentent la République romaine. La femme se trouve sacrifiée au nom d’une allégorie.

L’allégorie connaît un renouveau avec la Révolution. Voltaire a prescrit dans l’épopée le recours aux allégories morales plutôt qu’au merveilleux. Au chant V de La France Républicaine, deux personnages féminins s’opposent : Marie-Antoinette et la déesse Liberté. Face à la femme de chair méchante se dresse l’allégorie féminine inspiratrice de la Révolution, tandis que la figure qui inspire le royalisme est masculine : le Despotisme.

 

 

On a donc rencontré au cours de l’exposé trois types de figures féminines : la guerrière républicaine, la reine royaliste, l’allégorie. Les textes évincent les femmes de la vie politique, les plaçant dans la dépendance du mari. Apparaissent au premier plan des allégories mères de la race républicaine. Il n’y a donc pas dans les textes de victoire des femmes, qui sont mises à l’écart de la sphère publique. Cependant, il faut noter qu’on n’a pas affaire à une guerre des sexes. Aucune femme-Méduse suscitant l’effroi n’apparaît. Les femmes sont des compagnes de combat. Dans Les Martyrs, les deux héros subiront ensemble le martyr chrétien. On parlera donc d’un héroïsme du couple.

           

 

Textes étudiés

 

Masson Charles-François-Philibert, Les Helvétiens en 8 chants, avec des notes historiques, Paris, Pougens, An VIII [1800].

[La résistance des Helvètes contre Charles le Téméraire est traitée comme un reflet de la Révolution française. Le poète célèbre avec Guillaume Tell la naissance de la liberté.]

Pagès François, La France Républicaine, ou le miroir de la Révolution française, Poëme en dix chants, Paris, 1793.

Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, présenté à la Convention nationale par Q.C. Thibaudeau. Armée du Rhin et de la Moselle, campagne d’hiver l’an deuxième de la République française, une et indivisible, Paris, An II.

[Ce recueil est une commande de la Convention. Il s’agissait de récolter différents traits héroïques dans les Provinces, les armées, pour les diffuser en fascicules dans les mairies, les écoles, etc.]

 

 

Discussion

 

- Rappel par Gabrielle Lafitte des paroles adressées à Boabdil par sa mère, dans les épopées arabes comme dans Les Aventures du dernier Abencerage de Chateaubriand : « tu pleures comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ».

- Idée qu’il existe des rôles féminins et des rôles masculins, quel que soit le sexe des personnages qui les remplissent. La guerre a toujours quelque chose de masculin. On parlera ainsi du « féminin » et non de « la femme » dans La Légende des siècles (Claude Millet). L’héroïsme active un imaginaire de la virilité, à l’inverse le féminin est une menace qui hante les textes, d’où la féminisation des ennemis.

 

- Idée qu’il existe un ailleurs à la violence agonistique : la femme pointe vers autre chose. 1) les valeurs maternelles (Rousseau). 2) le « commerce », la mise en relation (Montesquieu). Ce sont les deux figures positives de la femme au XVIIIe siècle. Mais Olympe de Gouges pose la question de la nouvelle place de la femme après la Révolution.

 

- Remarque sur l’absence de victimisation des femmes. On ne rencontre pas dans les épopées en question « le pathétique des femmes et des enfants d’abord » (C. Millet), ni le motif des femmes victimes du monde héroïque. Le couple du héros et de l’héroïne fournit une nouvelle version du compagnonnage épique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CR 02 03 06_Johannide

Compte rendu de la réunion du 2 mars 2006  

 

 

 

Exposé de Vincent Zarini sur «  La Johannide de Corippe (VIe siècle ap. J.-C.) :

 

entre épopée antique et chanson de geste ? »

 

 

 

La Johannide de Corippe a été composée sous le règne de Justinien, empereur de Constantinople, après la campagne victorieuse de reconquête de l’Afrique du Nord par les Byzantins dans les années 546-548. Cette œuvre répond à la nécessité de reconstruire dans une Afrique exsangue un consensus autour du pouvoir de Byzance. Corippe récite devant les notables de Carthage son épopée à la gloire de Jean Troglita, le lieutenant de l’empereur, de Justinien, et de « Rome ».

Si sa finalité est panégyrique, la Johannide est une véritable épopée (différente des poèmes de circonstance qui se multiplient dans l’Antiquité tardive, elle compte près de 5000 vers répartis en huit chants), qui manifeste la volonté qu’a eue Corippe de composer une Enéide justinienne. L’écriture épique y est au service d’une idéologie : la vision du monde que présente la Johannide est celle d’une épopée antique appauvrie, d’une épopée chrétienne originale, d’une épopée romaine tardive.

 

 

Une épopée antique appauvrie

 

La plupart des épopées classiques figurent un univers naturel habité par les hommes et mû par le divin. Dans la Johannide, la nature n’est guère mystérieuse : l’âpreté de la polémique chrétienne contre le culte d’une nature païenne ne permettait pas à Corippe d’y faire ressentir la présence de divinités auxquelles il ne croyait pas. Cette nature sans trop de mystère est peuplée d’hommes sans grande complexité. On rencontre dans la Johannide un héros, Jean, et quelques personnages secondaires importants, notamment un compagnon, Ricinarius, qui devient le symbole de la collectivité pour laquelle le héros se bat. Les personnages manquent d’individuation ; chez les Byzantins règne l’héroïsme, chez les Berbère la ruse ; leurs passions sont rudimentaires, à peu près réduites au furor bellicus. Le portrait du héros lui-même n’est pas plus nuancé. Formé sur le modèle virgilien, Jean n’a pas cependant la complexité psychologique d’Enée ; c’est un héros parfait qui ne connaît pas d’évolution au cours du récit (conformément au principe horatien du sibi constet avec lequel Vigile avait rompu). L’appauvrissement est plus net encore au niveau du divin. Le domaine païen présente deux ramifications, celle des cultes berbères, qui a pour elle le pittoresque, et celle de la mythologie classique, dont le vieux Panthéon ne détermine pas l’action mais orne la narration de la Johannide qui vise au « grand style ». Le choix stylistique de la manière antique, impliquant à l’époque de Corippe une nature sans mystère, des hommes sans complexité et un « divin » sans consistance, risquait de draper dans un noble discours une pensée insignifiante : Corippe a fait le choix du symbolisme, notamment chrétien, pour donner quelque profondeur à cet univers artificiel.

 

 

Une épopée chrétienne originale

 

            Corippe s’est efforcé de « classiciser » son christianisme, le vocabulaire de la Johannide est révélateur à cet égard (le Dieu chrétien est dénommé Tonans, etc.). La tonalité classicisante de l’oeuvre oriente l’auteur vers l’Ancien Testament et le Père est plus présent que le Fils. Les interventions divines sont limitées (on connaît les débats qu’a provoqués la question du merveilleux chrétien en littérature), les songes restent laïcs et ne sont pas rapportés à une inspiration divine. Le poème souligne les devoirs qu’a l’homme envers ce Dieu à la fois puissant et discret : Jean y est la parfaite incarnation d’une pietas virgilienne christianisée, confiant dans un Dieu qu’il prie dans les moments de tension et capable d’éprouver de la pitié envers les faibles : sa mission est en définitive de miseras saluare animas (I, 295). Dans un moment où la victoire du christianisme permettait à l’activité littéraire de ne plus se cristalliser seulement autour du débat religieux, Corippe a renouvelé avec la Johannide l’épopée chrétienne en la tirant hors des domaines biblique, hagiographique et allégoriques jusque là pratiqués, pour créer la première épopée historique chrétienne d’une longue série à venir.  Cette nouveauté réelle se présente pourtant sous les traits d’une épopée romaine tardive.

 

 

Une épopée romaine tardive

            Les premiers de ces traits sont le triomphalisme et la grandeur. La violence joyeuse fait partie intégrante de ce triomphalisme, dont le principe fondamental est la terreur qu’inspirent Dieu et son vicaire l’empereur quand ils brisent les « tyrans ». A la grandeur du sujet correspond l’ampleur d’une œuvre où domine l’amplification. L’univers héroïque de la Johannide est aussi caractérisé par une grandeur morale partagée (fréquence de l’adjectif magnanimus) qui exclut toute bassesse (cupidité, lâcheté, découragement, faim et soif). Corippe fait se dérouler devant les yeux du lecteur un spectacle qui suscite l’admiration. La stylisation contribue à l’esthétique sublime de la Johannide. Corippe a créé des types plus que des individus, Jean incarnant par exemple le type du soldat chrétien. Il faut comprendre ce choix dans le cadre d’une esthétique fondée sur le contraste et accordée à un univers de pensée majoritairement dualiste. L’image que Corippe donne des « barbares » montre en lui un partisan. L’univers du poème est clairement hiérarchisé : tous les hommes sont soumis à Dieu, et à l’empereur qui le représente, même le héros. L’ordre est une notion fondamentale dans la Johannide, dont l’univers obéit à une harmonie d’origine divine (influence du néo-platonisme et de la religion chrétienne). Or les théologiens établissent un parallèle entre polyarchie des nations et polythéisme, entre monarchie impériale et unité divine. Byzance et les épopées romaines tardives se caractérisent ainsi par l’union profonde entre romanité et christianisme. Byzance se pense comme nouvelle Rome chrétienne chargée de réaliser sur terre la volonté de Dieu. Dans la Johannide, la révolte en Afrique prend alors un sens religieux.

 

 

 

La Johannide est donc une épopée véritable, même si sa fonction l’assimile aux panégyriques. Avec son sujet guerrier et ses personnages héroïques, elle illustre étroitement la définition de l’épopée par Horace, res gestae regumque ducumque et tristia bella (Ars, v. 73). Elle correspond aussi à la définition hégelienne du genre : sur la base limitée des exploits de Jean en Afrique, c’est en effet toute une civilisation qui affirme ses valeurs. La Johannide se montre apte à créer une solidarité entre les membres de son public. Sa forme aussi est celle d’une épopée, avec ce continuum narratif et cette exceptionnelle longueur qui correspondent au besoin typiquement épique d’unité dans la totalité.

La Johannide est une épopée néo-classique, qui refuse le maniérisme, l’outrance baroque aussi bien que le néo-alexandrinisme, pour choisir le modèle virgilien, dans les domaines de la langue, du style, de la composition et de l’idéologie (il s’agit pour Corippe d’exprimer sous Justinien, comme pour Virgile sous Auguste, le sentiment d’une renaissance de Rome).

La Johannide est est-elle dès lors réactionnaire ou préfiguratrice ? Il s’agit de la première épopée historique chrétienne, dans laquelle la thématique de la guerre sainte fait sa première apparition. Il faut donc mettre la Johannide en relation avec les épopées carolingiennes, écartelées entre l’Enéide de Virgile et la chanson de geste : elle apparaît comme le chaînon manquant entre épopée virgilienne et épopée carolingienne.

Bibliographie

 

 

 

V. Zarini, Rhétorique, poétique, spiritualité : La technique épique de Corippe dans la Johannide, Turnhout, Brepols, 2003.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CR 02 02 06_L'héroïque au Maghreb

Compte rendu de la réunion du 2 février 2006 

 

 

Présent(e)s : Carole Boidin, Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Lionel Galand, Perrine Galand-Hallyn, Paulette Galand-Pernet, Tristan Mauffrey, Pauline Monclin, Olivier Pédeflous, Sandra Provini.

 

 

 

 

Exposé de Paulette Galand-Pernet sur « L’héroïque au Maghreb »

 

 

 

            Paulette Galand-Pernet a, d’emblée, posé la question de l’application de la poétique classique à d’autres cultures, inscrivant son exposé dans la démarche du séminaire et reprenant les critères que nous avons utilisés jusqu’à présent pour les confronter à ce qui se passe au Maghreb.

L'exposé s'est ouvert sur une présentation des populations berbérophones : elles se trouvent dans certaines régions rurales du Maghreb et des zones sahariennes (Atlas marocains, Hoggar, Aurès …)  mais aussi dans les immigrations citadines, africaines ou européennes ; ces populations (Touaregs, Kabyles, Chleuhs…) parlent des "langues" (ou "dialectes", selon la terminologie utilisée) qui ont une structure commune : le "berbère" ; le berbère est une famille linguistique comme le roman ou le germanique par exemple. Ces populations, en grande majorité sédentaires, comptent aussi des nomades ou semi-nomades ; elles appartiennent à une civilisation fortement marquée par l'islam. Dans leurs littératures, c'est la composition et la tradition orales qui ont prédominé jusqu'à une époque récente.

 

Les  premiers textes commentés sont  des poèmes de nomades appartenant au domaine touareg d'Algérie et du Niger. Le poème "L'image d'Amenna me suit partout" (de Foucauld, n° 225), de Musa agg Amastan (Hoggar 1867-1920), guerrier, poète et pieux musulman, s'ouvre sur un portrait de femme aimée et se termine par l'évocation d'un rezzou, expédition rapide d'un groupe nomade contre un autre avec pour but le vol de chameaux et d'autres biens, parfois des esclaves. Il y a là plus qu'une coexistence dans un même poème du motif amoureux et du motif héroïque : en effet le lien est très étroit entre sentiment amoureux et action guerrière. Cette caractéristique se retrouve dans le poème "Xaysha" de Xabidin eg Sidi Muxämmäd (Niger, 1850-1928), le "plus grand poète de l'Ayr", représenté comme le Poète idéal, beau, noble, courageux, aimé des femmes et riche possesseur de chamelles (Gh. Mohamed et K.-G. Prasse, n° 13). L'éloge de Xaysha, la femme aimée, est associé dans ce poème à un rappel sur le mode héroïque des exploits accomplis par le poète et les membres de sa tribu. La passion amoureuse peut être à l'origine du furor guerrier (d'autant que les femmes encouragent les guerriers à partir pour le rezzou et louent leurs exploits, véhiculant par des chants leur renommée) :

            Si elle souriait à un pélerin de la Mekke qui a fait les processions

 

Ferme observant de la soumission et fidèle usager de l’eau des ablutions

 

Ne t’étonne pas si l’aurore le trouvait serrant un bouclier, bouillant d’une colère impie ! (46-8)

 

De tels poèmes d'amour à motifs héroïques ont une grande ressemblance avec les poèmes nomades préislamiques ( en arabe, avant le VIIe siècle, voir les éditions de J. Berque et de A. Miquel). Malgré les ressemblances, le problème des sources reste à étudier.

Le deuxième groupe de textes rassemble des poèmes de sédentaires du Maroc et d'Algérie. Le premier, fragment héroïque inédit, recueilli en 1954 auprès d'une femme analphabète, raconte un épisode de lutte tribale. Le texte a été composé par un poète de la tribu victorieuse, puis  diffusé par des chanteurs professionnels allant de village en village. Il permet de poser le problème des variantes locales et des témoins conservant la tradition. Le deuxième est un chant de résistance composé vers 1954-1955 pour la défense de Mohammed V, alors exilé à Madagascar. L'auteur est resté anonyme. Le poème emprunte une forme traditionnelle, celle qui a été appelée "poème géographique" (un barde itinérant visite successivement des tribus et fait la renommée de chacune) et il y insère de manière codée l'actualité politique : il permet d'informer des tribus qui appartiennent à la résistance:

 

            Chez les Aït Oumanouz nul n’est resté en retrait

 

            Ni à Tasserirt-la-Petite non plus qu’à Tasserirt-la-Grande

 

Ni chez les Iguenouane et encore les Ayt Oussa :

 

Ayt Oussa, vous ne pouvez dire : « Nous l’avons oublié ». (26-9)

Un tel procédé n’a pas été sans nous rappeler la première séance du séminaire, consacrée à la poésie d’Aragon pendant la Résistance.

Enfin le dernier texte présenté est un "Poème sur la prise de la ville d'Alger (1830)", publié par H. Stumme en berbère du Maroc méridional en 1895 (les sources  doivent être algériennes). Sur quatre-vingt-seize vers, vingt-trois font un récit de la bataille, avec une exagération rhétorique (notamment en ce qui concerne le nombre des combattants) qui semble bien être un élément commun aux textes héroïques de différentes cultures (épopée classique, chanson de geste, etc.). Le reste du poème est composé d'invocations à Dieu et d'appels à la guerre contre les chrétiens.

En conclusion, la question des gestes longues a été abordée (analogue à celle qui se pose pour l'épopée homérique): passe-t-on des fragments à la geste (celle-ci étant le fait de lettrés collecteurs) ou de la geste aux fragments (la lecture publique conduit à une refragmentation, les textes correspondant à la durée d'une séance de chant)?

            La discussion a porté essentiellement sur la question générique : il est particulièrement intéressant de remarquer que notre triade lyrisme/épopée/drame ne s’applique pas du tout aux littératures berbères...

 

 

Bibliographie

 

 

 

J. Berque, Les dix grandes odes de l’Ante-Islam, Paris, 1979.

D. Casajus, Chants touaregs. Recueillis et traduits par Charles de Foucauld, Paris, 1997.

Ch. de Foucauld, Poésies touarègues. Dialecte de l’Ahaggar, éd. A. Basset, Paris, 1925.

P. Galand-Pernet, Littératures berbères, des voix, des lettres, Paris, PUF [Islamiques], 1998.

M. Galley, Taghriba. La marche vers l'Ouest des fils de Hilal, Paris, Geuthner, 2005.

G. Mohamad et K.-G. Prasse, Poèmes touaregs de l’Ayr, Copenhague, t. 1,1989 ; t. 2, 1990.

H. Stumme, Dichtkunt und Gedichte des Schluh, Leipzig, 1895.

 

 

La séance s’est terminée sur une présentation d’un roman de l’écrivain flamand Willy Spillebeen, De Levensreis van een man, Le voyage d'un homme, par Perrine Galand-Hallyn.

Spillebeen, né en 1932, est un auteur flamand reconnu en Belgique. La production littéraire flamande, surtout francophone au dix-neuvième siècle, s’est lagement développée ensuite en néerlandais. Elle est marquée par les spécificités de la société flamande, une société très marquée par le catholicisme, rurale, traditionnelle, entretenant une relation complexe avec la francophonie.

Le roman de Spillebeen apparaît comme une réécriture de l’Enéide du point de vue d’Enée. C’est l’une des rares réécritures centrées sur ce personnage, le plus souvent ce sont l’amour de Didon, la descente aux Enfers ou encore le voyage initiatique (par exemple dans La Modification de Michel Butor) qui ont été privilégiés (voir la thèse de Seuret-Deran, Le personnage d’Enée dans la littérature française, 2001). Le travail de Spillebeen est ici, par certains aspects, comparable à celui de Giono dans Naissance de l’Odyssée : ces deux oeuvres ont en commun la déconstruction systématique du mythe héroïque. Giono a montré comment l’histoire d’Ulysse s’est construite malgré lui, gommant ses erreurs et ses maladresses. Spillebeen place dans la bouche d’Enée la même dénonciation des valeurs héroïques.

Spillebeen opère ainsi une relecture « alexandrine » de l’Enéide : il s’inscrit en quelque sorte dans la lignée d’Ovide (comme de ses suiveurs antiques et modernes), qui a probablement cherché lui-même à démythifier dans ses oeuvres l'idéologie mise en place par l'empereur Auguste, en opérant une "réduction épique", c'est-à-dire une critique des valeurs collectives, une réutilisation à rebours ou décalée des thèmes de l'épopée, ainsi qu'une modification du point de vue de l'énonciation, de l'objectivité à la subjectivité.

 

         Le roman de Spillebeen est symboliquement composé de douze chapitres. Il s’ouvre sur les angoisses d'Enée agonisant, victime d'une crise cardiaque (tout aussi symbolique). Dans un flash-back, le "héros" revoit tous les épisodes de sa vie qui ont été travestis par la légende (et l’Enéide), et dévoile ses échecs, de sorte que la "morale" virgilienne de tous les épisodes s'en trouve déconstruite. Anchise apparaît lâche, violent, autoritaire. Enée déteste la guerre et les armes (pendant la guerre de Troie, il est blessé et Théodore, un guerrier revêtu de son armure, accomplit ses exploits à sa place, comme Patrocle l'avait fait pour Achille), il ne croit ni aux dieux ni au surnaturel (sa mère est non Vénus, mais une simple bergère morte en couches). Ses sentiments pour Creuse et Lavinia, et même pour Ascagne, sont ambigus. Son seul amour aura été Didon, et l’ensemble du roman est structuré autour de cet amour, infiniment préférable à toute mission collective. Spillebeen, à travers ce roman qu'il a reconnu comme autobiographique, règle ses comptes avec la figure paternelle, la religion, le devoir.

 

 

 

 

 

 

CR 05 01 06_Sagas

 

 

Compte rendu de la réunion du 5 janvier 2005

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Déborah Engel, Colin Fraigneau, Perrine Galand-Hallyn, Olivier Gouchet, Gabrielle Lafitte, Claire Montanari, Olivier Pédeflous, Arnaud Provini, Sandra Provini, Louise Zaiche.

 

 

 

 

 

Exposé d’Olivier Gouchet sur les « littératures héroïques scandinaves »

 

 

 

La question qui se posait d’emblée avec un tel sujet était le problème de l’application de l’adjectif « héroïque » à une civilisation n’ayant pas du tout la même conception de l’héroïsme que les sociétés médiévales romanes, desquelles découle principalement notre conception moderne de l’héroïsme. Le conférencier a donc d’abord présenté brièvement la civilisation scandinave médiévale, et la littérature à laquelle elle a donné naissance, avant d’aborder plus précisément les sagas.

 

            D’où viennent les textes de la littérature scandinave médiévale, ou plutôt comment nous sont-ils parvenus ? Les plus anciens manuscrits datent du XIIIe siècle, mais les textes ont pu être composés beaucoup plus tôt. On connaît assez mal l’histoire des manuscrits, souvent incomplets, retrouvés par hasard, ou recomposés au XVIIe siècle à partir de différentes sources. Heureusement, on peut procéder à des recoupements pour combler un certain nombre de lacunes. Les renseignements sur les auteurs de ces manuscrits, les Scandinaves de la période médiévale, ne sont pas beaucoup plus nombreux. Ils sont évoqués par quelques sources latines : César en parle dans la Guerre des Gaules, mais ce sont des renseignements assez peu fiables, faussés par la visée auto-apologétique de l’œuvre ; de plus l’auteur confond complètement Celtes et Germains, comme le feront plus tard les romantiques français. Tacite dans sa Germanie est peut-être plus précis, mais là encore la description est orientée, car  l’auteur cherche à ranimer les vieilles vertus romaines par la description des vertus guerrières germaniques. Pour les sources médiévales occidentales, on trouve surtout Didon de Saint-Quentin. Les sources les plus fiables sont finalement celles des Scandinaves eux-mêmes : l’Islande était le conservatoire des lettres et des langues du Grand Nord ; le norrois, langue parlée et écrite dans l’Islande et la Norvège médiévale, est la langue de la plupart des manuscrits ; il reste peu de textes en vieux suédois ou vieux danois. Les Lándmanabók, ou « Livres de le Colonisation de l’Islande », rapportent comment, suite à l’unification de la Norvège sous le sceptre d’Harald, certains opposants politiques préfèrent quitter le pays et émigrent en Islande, découverte quelques années plus tôt. Les Lándmanabók racontent l’histoire des ces émigrés, qui s’est établi où, avec diverses anecdotes. Il faut signaler, dans l’histoire de l’Islande, l’établissement de l’Althing, le Parlement des hommes libres (bondi), en 930. C’est cette assemblée qui votera la conversion au christianisme, laquelle marque le passage à une littérature écrite, puisque l’Eglise apporte l’alphabet romain et le goût des lettres. Ce sont souvent les clercs qui consigneront par écrit la tradition littéraire orale, dont la plus vieille source est la poésie scaldique. Celle-ci est un exemple de virtuosité ni épique ni héroïque à la louange de grands personnages, mais comporte de très rigoureuses contraintes formelles, et s’exprime toujours de façon contournée par des systèmes compliqués de métaphores. On ne peut évoquer la littérature islandaise sans présenter sa plus importante figure, l’écrivain et homme politique Snorri Sturluson. Il est l’auteur d’une des deux Eddas, celle dite « en prose », ouvrage de poésie scaldique qui avait pour ambition d’être une sorte de « manuel » à l’usage des scaldes. A cette fin l’auteur répertorie les métaphores et les images traditionnelles, et fournit des explications sur leur origine. Il passe ainsi en revue la plupart des mythes anciens, et cite en exemple d’autres poèmes scaldiques. Son Edda est une source d’information essentielle sur la poésie et les anciens mythes norrois. La dernière partie est une louange du jarl Skali, qui utilise tous les types de strophe connus du genre. L’autre Edda, dite poétique, plus ancienne, est un recueil de textes pour moitié poétiques, pour l’autre héroïques, traitant surtout des exploits légendaires de Siegfried. Elle a été traduite en français par Régis Boyer.

 

Après ce panorama de la civilisation et de la littérature islandaise, le conférencier a abordé ce monument de la littérature islandaise médiévale que constituent les sagas. Il faut rappeler que les textes des sagas, composés pour l’essentiel au XIIIe siècle, ont été menacés de disparition, notamment du fait de la domination norvégienne, puis danoise sur l’île, d’autant plus que la langue dans laquelle ils sont composés a été oubliée des autres peuples nordiques. Au XIIIe siècle, Arnas Arnaeus, l’un des personnage que Laxness met en scène dans La cloche d’Islande, sauve les manuscrits, qui brûlent dans l’incendie de sa bibliothèque et qu’il réécrit de mémoire. Il faut attendre les romantiques allemands, nostalgiques de leurs origines, pour que les sagas soient remises en lumière.

 

Les sagas semblent être les textes héroïques par excellence. Cependant une double originalité les caractérise : elles sont composées en langue vulgaire, et en prose. Selon Olivier Gouchet, la saga est au « point de confluence d’un art de dire et d’une mentalité, une conception de l’homme dans le monde ». Les sagas mettent en scène des héros. Mais sont-ils héroïques ?

 

Il est nécessaire de partir du mode de vie des anciens Islandais pour comprendre ces récit qui les ont passionnés (les sagas étaient lues pendant les fêtes). La société islandaise ignorait la féodalité. Sans roi, ni pouvoir exécutif, elle était organisée autour de l’althing, l’assemblée des hommes libres qui élisait pour trois ans « l’homme qui récite la loi ». C’était une société de paysans avares, dont la vie était rythmée par les procès les opposant, ainsi que par des vengeances meurtrières. Remarquons d’emblée que ces vengeances n’étaient pas héroïques mais pragmatiques : on fait du tort comme on peut à celui qui nous a offensé, et il est tout à fait possible de l’attaquer à quinze contre un. Outre les combats d’homme à homme, les Islandais placent leur fierté dans leur capacité à boire, dans des batailles de chevaux ou dans des duels verbaux. L’intelligence est valorisée : les anciens islandais auraient sans doute préféré Ulysse à Ajax. Les « hauts faits » tels que les conçoit l’épopée gréco-latine sont peu fréquents dans les sagas.

 

On rencontre cependant quelques exemples de grossissement héroïque, ainsi dans la Saga d’Egill (chap. 31), où le héros âgé de trois ans rejoint à cheval et s’impose à une fête à laquelle il n’était pas invité en raison de sa tendance à s’enivrer. Le conférencier a aussi abordé la question de l’héroïsme au féminin. Si les femmes islandaises n’avaient pas les mêmes droits que les hommes, elles pouvaient divorcer si elles estimaient que leur mari, par sa lâcheté, ne leur faisait pas honneur. Il existe des femmes héroïques dans les sagas, qui prennent les armes pour venger leur mari. Lecture a été faite du chapitre XI de la Saga d’Erikkr le Rouge, où une femme enceinte fait fuir à elle seule une troupe d’indigènes de la baie d’Hudson en frappant ses seins dénudés du plat d’une épée.

 

Cependant, il faut analyser la conception qu’ont les Islandais de l’héroïsme en fonction de leur conception de l’existence. Réussir sa vie est pour un ancien islandais découvrir le talent particulier que le destin vous a accordé (ce peut être parler, courir vite, etc.). Chacun a une valeur bien définie. Il lui est nécessaire de faire reconnaître cette valeur, ce talent par les autres. L’heroïsme consiste alors en être pleinement soi-même, (c’est ainsi que l’on doit comprendre le concept de volonté de puissance de Nietzsche, plutôt que comme soif de pouvoir sur les autres), fidèle à soi-même et à l’image qu’on donne de soi, jusqu’au bout, sans concession, sans compromis, sans fléchissement, quoi qu’il en coûte, y compris la vie. Dans cette perspective, Olivier Gouchet suggère qu’un exemple de héros « parfait » serait fourni par Skarphedinn dans la saga de Njall (ce qui montre bien que l’intérêt des auteurs de sagas ne va ni à la bonté ni à la morale).

 

L’héroïsme consiste aussi à n’exprimer ni douleur ni sentiment. Les sagas se caractérisent par l’understatement : « ils s’aimaient beaucoup » peut désigner un amour passionné. On peut rattacher l’humour froid présent dans ces textes à cet impératif d’éviter l’émotion en entretenant une distance par rapport aux autres et à soi-même.

 

Le héros de saga est bien différent d’un Achille ou d’un Roland, entourés d’une aura de jeunesse et de force et morts au sommet de leur gloire. Grettir, dans la saga éponyme, voit certes sa valeur et sa force extraordinaire reconnues et appréciées, mais cet Hercule a peur du noir et est objet de pitié. Egill, ce fabuleux héros, auteur d’extraordinaires exploits dès l’âge de trois ans, devient un vieillard décrépit qui se tourne lui-même en dérision dans des strophes scaldiques.

 

En définitive, le jeu de l’intelligence plaît plus que l’héroïsme. Le héros de saga n’est jamais un fier-à-bras. Laxness a composé une Saga des fierabras où il ridiculise les héros traditionnels, marquant sa désapprobation vis à vis de l’héroïsme.

 

 

 

La discussion a porté notamment sur deux points qui différencient les sagas islandaises des épopées de l’antiquité gréco-romaine.

 

La société islandaise n’est pas une société du bien et du mal, mais une société d’ordre. Ainsi, si l’on s’attaque seul à une bande armée, c’est courageux si l’on gagne, c’est idiot si l’on est tué. De même, il n’est pas blâmable de s’attaquer à plusieurs à un homme désarmé pour se venger de lui : cet homme est bête d’être sorti sans protection alors qu’il se savait menacé.

 

Le style des sagas est à l’opposé de l’amplification, l’une des caractéristiques du style élevé propre à l’épopée. Le texte est composé de phrases courtes, la subordination y est très peu fréquente. On a pu parler de réalisme, dans le sens où le style des sagas se veut objectif. Nous rattacherions pour notre part ce style particulier qui rejette la copia verborum et l’ornement à l’understatement évoqué. Le non-dit est particulièrement important dans ces textes. On pourrait aussi y lier l’absence d’héroïsation des personnages. La saga refuse l’emphase qui nous semble caractériser la littérature héroïque, aussi bien au niveau du traitement des personnages, héroïques sans l’être (Grettir par exemple) que du style.

 

 

 

Eléments de bibliographie :

 

Les quinze textes essentiels se lisent chez Régis Boyer, Sagas islandaises, Gallimard, Pléiade, 1987. L'introduction fournit une étude approfondie, qui reprend et met à jour l'étude publiée en 1978 chez Payot par le même Boyer sous le titre Les sagas islandaises.

 

L'Epopée, Brépols, 1988 : typologie des sources du moyen âge occidental. C'est un aide-mémoire fort utile qui couvre les littératures latine, française, allemande, anglo-saxonne, scandinave et espagnole.

 

Pour une bibliographie quasi complète, voir : Gouchet et Lecouteux, Hugur, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne.

 

Sagas miniatures, Les Belles Lettres.

 

Torfi Tulinius, La matière du Nord, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 1995 : excellente analyse du rapport de la saga à la fiction, surtout chez Snorri Sturluson et sa Egils saga skallagrimssonar.

 

 

 

CR 08 12 05_Vieil-anglais

 

 

Compte rendu de la réunion du 8 décembre 2005

 

 

Présent(e)s : Antonia Cristinoï, Gaspard Delon, Déborah Engel, Perrine Galand-Hallyn, Diane Grillere, Sylvain Jubertie, Gabrielle Lafitte, Julien Lafitte, Claire Montanari, Sandra Provini.

 

 

 

Exposé de Gabrielle Lafitte : « Aperçu de littérature héroïque vieil-anglaise »

 

 

 

Le but de cet exposé était de faire une présentation rapide et globale de la littérature héroïque vieil anglaise, pour porter à la connaissance du public cette littérature méconnue et voir en quoi elle pouvait nourrir une réflexion dans le cadre du séminaire.

Gabrielle Lafitte a donc commencé par une présentation rapide du contexte historique et culturel de l’Angleterre médiévale, de la langue de rédaction des textes et de la tradition manuscrite, puis a tenté de voir en quoi ces éléments avaient pu influer sur le concept de littérature héroïque de l’époque. L’oratrice a ensuite évoqué les contraintes formelles du genre, qui permettent de caractériser comme littérature héroïque des textes dont la thématique ne nous paraîtrait pas toujours évidemment relever de ce domaine. Enfin elle a présenté les grands textes héroïques vieil anglais, Beowulf, La Bataille de Maldon et L’Exaltation de la Croix.

Le contexte d’émergence des textes et les données historiques auxquelles ils réfèrent ont bien sûr une importance capitale dans la conception de l’héroïsme tel qu’il apparaît dans ces poèmes. La Bretagne celte, conquise par les Romains et christianisée, est soumise lors de la chute de l’Empire aux pressions des invasions germaniques venues du continent. Ces tribus, après avoir chassé les Celtes dans les franges montagneuses du pays, instaurent de petits royaumes de type féodal, païens, qui seront plus tard rechristianisés. C’est l’époque de ces migrations et de ces conquêtes, puis des guerres contre les tentatives d’invasion scandinaves, qui constitue le fond historique des textes héroïques vieil anglais. Leur langue de rédaction est le vieil anglais, langue germanique du haut Moyen Age, ainsi désignée par opposition au moyen anglais, la langue parlée après la conquête normande du XIe siècle. Les deux langues sont beaucoup plus éloignées que le vieux et le moyen français : le vieil anglais est une langue plus proche du norrois ou du néerlandais que de l’anglais moderne, qui comporte de nombreux éléments romans introduits par l’usage du français comme langue officielle après la conquête. Il possède de plus une graphie particulière, incluant notamment l’usage de quatre runes (encore utilisées en islandais moderne).

Cette différence linguistique n’a pas facilité la survivance, l’étude ni la compréhension des textes vieil anglais, qui ont survécu essentiellement à travers trois manuscrits et quelques fragments. On ne possède en général qu’une seule version ; c’est le cas pour la littérature héroïque.

Ces textes joignent à une thématique précise, reflet des valeurs de la société de l’époque, des contraintes formelles rigoureuses. André Crépin justifie ainsi dans sa préface le choix du titre de son anthologie, Poèmes héroïques en vieil anglais, (Paris, UGE, collection 10/18) : « Je préfère la désignation de « poésie héroïque » à celle de « « poésie épique » parce qu’elle me paraît moins vaste et moins vague. Elle souligne le caractère essentiel de cette poésie, la glorification d’un ou de quelques héros, incarnant les vertus qui assurent la cohésion social ici-bas et, d’après le christianisme, le salut dans l’au-delà. (…) Le poète, pour magnifier sa matière, la situera dans un passé à la frontière du mythe et de l’histoire et lui donnera ainsi une tonalité élégiaque. » Le problème des poètes –chrétiens- de l’époque est que cette période légendaire renvoie parfois à des héros païens, comme Beowulf. Il leur faut donc trouver un moyen de concilier la nouvelle religion avec les vertus traditionnelles, et réinvestir les formes poétiques qui permettaient de les exalter.

            On retrouve dans la poésie héroïque vieil-anglaise certaines constantes de l’héroïsme germanique : le courage guerrier, l’honneur, la loyauté envers le chef. Celui-ci est entouré de compagnons choisis, constituant son comitatus, structure unie par un lien très fort de loyauté allant au-delà de la mort. Cette dimension de sacrifice qui peut donner une tonalité tragique ou lyrique (déploration de la perte du chef) à ces textes, ainsi que la notion de gloire et d’honneur, sont liées à une conception du destin particulière au monde germanique médiéval, très bien expliquée par Régis Boyer dans sa préface à la traduction de l’Edda Poétique, et désignée en vieil anglais par le mot wyrd, à la fois « destinée » et « fortune ». L’idée en est que l’honneur consiste pour l’individu à revendiquer sa destinée : l’homme s’approprie son destin, le transforme en acte de volonté et non de résignation. D’où l’importance de tenir la place qui nous a été assignée, même si celle-ci est modeste.

            Ces données thématiques sont combinées à des règles de composition donnant aux textes une dimension solennelle et très marquée rythmiquement, aisément reconnaissable : le vers est constitué de deux hémistiches, liés entre eux par une allitération qui ne doit pas porter sur la dernière syllabe accentuée. Le poète utilise des formules, c’est-à-dire « un moule prédéfini du triple point de vue sémantique, syntaxique et prosodique » (A. Crépin, préface). Elles s’agencent entre elle par évocation, souvent en utilisant le système de la variatio, une métaphore toute faite qui reprend et développe un mot précédent. Par exemple, Beowulf est appelée « le fils d’Ecgtheow ». Cette métaphore est également une formule, celle de l’identification d’un personnage, constituée d’un nom et d’un complément au génitif, et couvrant un hémistiche.

            Tous les grands textes héroïques qui nous sont parvenus combinent cette thématique et ces structures formelles. D’abord Beowulf, immense geste de 3 182 vers, racontant les exploits du jeune prince Beowulf venu de Suède au Danemark pour la gloire de son seigneur Hygelac, pour débarrasser le palais du roi Hrothgar du monstre anthropophage Grendel qui l’attaque chaque nuit. Le héros doit ensuite combattre la mère du monstre dans une lagune sous-marine. Le poème opère ensuite une ellipse de plusieurs années, avant de nous présenter Beowulf vieilli, affrontant pour le salut de son peuple un dragon rendu furieux par le vol d’une part de son trésor. Il vainc le monstre mais est blessé mortellement. Le poème s’achève sur une cérémonie funèbre en son honneur, ses guerriers tournant à cheval autour de son bûcher en chantant ses exploits. Il n’y a d’autre lien entre les deux parties du poèmes que l’héroïsme de Beowulf, héros typique, pratiquant la loyauté avant de la susciter.

            D’autres textes décrivent un héroïsme guerrier, par exemple La Bataille de Maldon, récit de défaite héroïque comme notre Chanson de Roland, et basée comme elle sur un fait historique. Là encore, la loyauté envers le chef est exaltée, jusqu’à l’extrême : celui-ci mort, la bataille perdue, ses compagnons font assaut de courage pour trouver une mort glorieuse en le vengeant.

            Plus curieux sont les textes se rattachant à la tradition biblique, mais reprenant les topoi, la forme et le vocabulaire de la poésie héroïque. A. Crépin a choisi de faire figurer dans ses traductions Judith et L’Exaltation de la Croix. Une lecture a été donnée de ce dernier texte lors de l’exposé. Le texte est écrit à la première personne et rapporte une vision apparue au poète en songe : la croix du Christ lui apparaît, couverte tantôt de sang tantôt de joyaux, et raconte la crucifixion comme un exploit héroïque, présentant le Christ comme un guerrier s’élançant au devant du supplice pour racheter son peuple – l’humanité. La croix rapporte ses propres souffrances de devoir être l’instrument de ce supplice et son courage à ne point céder à cette souffrance pour permettre le rachat de l’humanité. Il s’agit d’un devoir, de tenir la place qui lui a été assignée : « il était dit que je resterai droit ».

            On voit donc que la poésie héroïque vieil anglaise n’est pas seulement liée à une idéologie guerrière, mais surtout à l’exaltation de vertus particulières, à la question de la volonté, de la loyauté, du courage, ce qui fait que l’on peut trouver des textes dont la forme et la tonalité sont ceux de la littérature héroïque, même si le thème en est biblique, voire lyrique (il aurait fallu évoquer les textes sur le rapport du poète au seigneur, Deor et Widsith), et où les héros peuvent être des héroïnes (Judith, Elene, l’épouse de La Plainte de l’Exilée), décrites dans les mêmes termes et avec les mêmes vertus que des héros guerriers. Malgré son formalisme, c’est donc une littérature riche, non figée. Elle est toutefois intimement liée aux formes de la poésie germanique et à l’idéal qu’elles exaltent, et la conquête normande marquera son déclin jusqu’à l’alliterative revival du XIVe siècle qui reprendra une forme allitérée pour exprimer de nouveaux thèmes poétiques.

Remarquons enfin que l’on a retrouvé dans ces textes héroïques vieil-anglais plusieurs constantes déjà évoquées lors de la première séance du séminaire : thème guerrier, importance des représentations sociales des héros, ton solennel, formes fixes, importance d’une tradition historique qui resitue ou lie le récit héroïque a un passé mythique et des vertus traditionnelles. La lecture de l’Exaltation de la Croix nous a de plus permis de prolonger notre réflexion sur les frontières de l’héroïque et du lyrique.

 

 

 

Vous trouverez ci-dessous une bibliographie sur le sujet.

 

 

 

Les œuvres

 

Sir Gauwain and the Green Knight, W. R. J. Barron éditeur scientifique, Manchester University Press, 1994

 

Beowulf, édition bilingue, traduction et commentaires de Michael Swanton, Manchester University Press, 1978

 

Poèmes héroïques en vieil anglais, introduction et traduction de A. Crépin, Paris, UGE, (collection 10/18, bibliothèque médiévale), 1981

 

Old and Middle English: an anthology, édité par Elaine Tremarne, Oxford, Blackwell, 2000

 

L’Edda poétique, textes présentés et traduits par R. Boyer, Paris, Fayard, 1992 (pour comparaison)

 

 

 

Sur la littérature anglaise médiévale et sa langue

 

A. Crépin et H. Tauringa-Dauby, Histoire de la littérature anglaise du Moyen Age, Nathan, (collection Nathan Université), 1993

 

Bruce Mitchell, An invitation to Old English and Anglo-Saxon England, Oxford, Blackwell Publishers Ltd, Oxford, 1995

 

Bruce Mitchell et Fred C. Robinson, A guide to old English, Oxford, Blackwell Publishers Ltd, sixth edition 2001

 

J.-A. Burrow et Thorlac Turville-Petre, A Book of Middle English, Oxford, Blackwell Publishers, 1996

 

G. A. Lester, The language of Old and Middle English Poetry, MacMillan Press Ltd, 1996

 

Beowulf, symbolisme et interprétations, sous la direction de M. A. Alamichel, Paris, Éditions du Temps, 1998

 

Points de vue sur Beowulf, Actes du colloque G.R.E.N.D.E.L. du 14 novembre 1998 à l'université de Nancy II, édités par C. Stévanovitch, AMAES, Nancy, 1999

 

 

 

Sur l’héroïque

 

La revue PRIS-MA a publié nombre d’articles intéressants, notamment :

 

M. de Combarieu, Sapientia et fortitudo : Fouque dans "Girart de Roussillon", PRIS-MA t. X, n°1, juillet-décembre 1994

 

André Crépin, L'héroïque et le romanesque: réflexions d'un angliciste à la lecture des "Aliscans", PRIS-MA t. IX, n°2, janvier-juin 1994

 

J. Flori, Le héros épique et sa peur, PRIS-MA t. X, n°2, janvier-juin 1994

 

Daniel W-Lacroix, Formes du héros épique dans la littérature norroise, in PRIS-MA, tome IX, n°2, juillet-décembre 1993

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CR 17 11 05_Introduction et Aragon

Compte rendu de la réunion du 17 novembre 2005 

 

 

Présent(e)s : Gaspard Delon, Véronique Dumont, Colin Fraigneau, Perrine Galand-Hallyn, Isabelle Garnier-Mathez, Gabrielle Lafitte, Beryl Lecourt, Olivier Pédeflous, Sandra Provini, Bernardo Resende, Jean Vignes.

 

 

Introduction : « l’héroïque »

 

 

 

Nous avons tenté de justifier notre choix de la notion d’héroïque en opérant, avec D. Madelénat (L’épopée, Paris, p.u.f. [littératures modernes], 1986, p. 74), une distinction entre l’épopée et l’héroïque :

« Il faut distinguer un type d’action collective et positive, caractérisée par des personnages et des thèmes (l’héroïque) et une forme littéraire constituée selon les règles d’une poétique et d’une culture, l’épopée, qui comporte deux acceptions différentes : au sens étroit, genre de la tradition occidentale ; au sens large, classe de narrations de ton grave, sans spécification de longueur, de mètre, de type d’action, qui rappelle l’extension de l’épos oral. On constate des affinités, dans maintes littératures, entre l’épopée (au sens large) et l’héroïque : la réunion d’un mode d’énonciation narratif élevé, et d’un ensemble d’actions et de thèmes héroïques, constitue des agrégats stables, durables et généraux, des pôles remarquables, communs à beaucoup de cultures et de systèmes de genres. [...] Les oeuvres se répartissent donc entre cette coïncidence – l’épopée héroïque – et la disjonction totale, en passant par le spectre des hybrides plus ou moins mutants (épopées tragiques, idylliques, romanesques...). L’héroïque, glissant hors de l’épopée, y laisse place libre aux éléments exogènes pour resurgir ailleurs (dans l’ode pindarique, le drame cornélien, le roman historique...) ». 

 

 

 

On voit se dessiner, autour d’un objet central qui serait l’épopée héroïque, deux ensembles :

- l’épopée, qui pourrait ne pas être exclusivement héroïque (exemples de l’épopée satirique, ou de l’épopée romanesque où le thème amoureux se joint au thème héroïque) voir ne plus l’être que très peu (épopée encyclopédique)

-  l’héroïque, qui pourrait s’étendre à d’autres genres que l’épopée, ce qui nous permet de ne pas circonscrire l’héroïque au seul territoire de l’épique, mais d’élargir l’enquête au roman, au lyrisme encomiastique, à l’historiographie, à l’heroic-fantasy et même au cinéma...

 

 

Pour ne pas perdre toute délimitation avec cet élargissement du champ de l’épique à l’héroïque, nous proposons d’adopter la démarche suivante : interroger des textes qui nous semblent liés d’une manière ou d’une autre à l’épopée sans que l’appartenance de ces textes au genre épique nous satisfasse pleinement.

Nous avons pour ce faire opéré une séparation entre le mode d’énonciation et les thèmes et personnages, et écarté une à une les contraintes formelles impliquées par la définition aristotélicienne de l’épopée (récit en vers dans le « style soutenu » des exploits de héros, notamment d’exploits guerriers, incluant l’intervention de puissances surnaturelles), afin de prendre en compte un certain nombre de textes apparentés à l’épopée héroïque mais qui n’appartiennent pas au genre épique au sens strict.

 

 

L’épopée définie comme « long poème » exclut d’emblée tout texte composé en prose, et d’autre part tout texte bref.

 

 

La prose

C’est un problème qui s’est par exemple posé pour le Télémaque de Fénelon, que certains ont classé dans le genre épique tandis que Voltaire s’y refusait en invoquant ce critère du vers. Nous avons inclus dans notre corpus des textes en prose, par exemple les sagas, que R. Boyer définit comme des « récits en prose agrémentés ou nom de strophes scaldiques », ou The Lord of the Rings de J.R.R. Tolkien, roman que son intertexte épique (Beowulf, La Chanson de Roland, etc.) invite à considérer comme une épopée savante.

La « petite épopée »

On rencontre si l’on élimine le critère de la longueur un ensemble de textes qui appartiennent au genre de l’epyllion fondé sur un refus de la grande poésie épique. On pense à l’œuvre de Claudien ou à nombre de poèmes de circonstance à la Renaissance. Le court poème permet de pratiquer à moindres frais ce genre héroïque qui a toujours paru si prestigieux, par l’usage du  mètre héroïque et l’emploi de topoi épiques. On pourra prendre aussi en compte la « petite épopée » à l’époque romantique ou certains poèmes de la Résistance.

Mode narratif et mode lyrique

L’épopée s’inscrit par définition dans le genre narratif. Si l’on s’écarte de la pure narrativité (qui d’ailleurs n’apparaît pas même dans l’épopée que l’on doit considérer comme genre mixte, comme l’a montré O. Rosenthal dans un article intitulé «Aux frontières de l’épique et du lyrique », Avatars de l’épique, dir. G. Mathieu-Castellani, Revue de littérature comparée, n°280, oct-déc 1996), on peut ouvrir le corpus à un certain nombre de textes lyriques qui gardent une affinité avec l’épopée. C’est tout particulièrement le cas d’une certaine poésie d’éloge qui emploie un lyrisme encomiastique. G. Fasano, dans un article intitulé « la déconstruction du matériau épique dans la poésie encomiastique de Ronsard » a bien montré comment l’on passe de l’épopée héroïque à un lyrisme héroïque. La poésie en question « métamorphose, ou au moins habille en héros antiques [les] hauts personnages du présent, et leurs ancêtres » (Avatars de l’épique, p. 437). Il s’agit de « de projeter dans une distance mythique, et d’entourer d’un halo héroïque, grâce à des procédés de style, des silhouettes contemporaines. » (p. 442). Nous pourrons donc être amenés à examiner ce phénomène de métamorphose, ce répertoire dans lequel puisent les poètes pour enrichir le présent, pour « héroïser » leur sujet.

 

 

Après avoir ainsi, à partir de l’épopée héroïque, élargi notre champ d’étude à des textes en prose, à des pièces brèves, à des poèmes lyriques, nous nous sommes demandés ce qui pouvait faire dès lors l’unité de notre corpus et avons tenté de préciser la notion d’héroïque en reprenant la définition de Madelénat selon laquelle l’héroïque est « un type d’action collective caractérisée par des personnages et des thèmes ». Reste à préciser de quels thèmes et de quels personnages il s’agit.

 

 

Action collective : cela nous renvoie à la dimension historico-politique du genre épique et nous conduira à nous interroger sur le lien entre un état de société et un type d’épopée. La discussion a porté tout particulièrement sur ce point, notamment en rapport avec un article de Claude Millet à paraître, « Les larmes de l’épopée. Des Martyrs à La Légende des siècles », où l’auteur définit le concept d’« épopée démocratique ».

 

 

Thèmes : la guerre semble le principal thème de l’héroïque. D. Bjaï (Entre Moyen Âge et Renaissance : continuités et ruptures. L’héroïque, dir. D. Bjaï et B. Ribémont, Cahiers de Recherches médiévales (XIIe-XVe), vol. XI, 2004, p. 23 ) cite le répertoire thématique, dressé par Ronsard dans la préface posthume des Odes, de ce qui constitue l’héroïque  : armes, assauts de villes, batailles, escarmouches, conseils et discours de capitaines. Si le combat est le thème héroïque privilégié, il faut prendre ce terme dans une acception large : il peut s’agir de coup de main, de raid ou de guerre totale, ou de toute autre forme de conflit, extérieur ou intérieur.

 

 

Personnages : le héros, évidemment, et les dieux.

Les dieux

Le merveilleux entre dans la plupart des définitions sans être structurellement nécessaire : le vraisemblable extraordinaire peut suffire à l’effet. Le surnaturel, élément essentiel du sublime, a pour effet de situer le héros dans un environnement physique et mental agrandi aux dimensions d’un drame cosmique.

Le héros

D’après le Dictionnaire du littéraire, le héros « est celui qui porte, défend ou remet en cause les valeurs dominantes de la société. Mais bien qu’un peuple se reconnaisse dans ses héros, ceux-ci gardent un caractère hors du commun ».

Le héros de l’épopée homérique ou de la chanson de geste a les qualités requises par l’action, force, courage, acharnement, et il vise l’honneur et la renommée. Il fournit un modèle de comportement, transforme un agrégat en communauté, voire en communion ; il promulge une adhésion collective enthousiaste.

Cette idée que le héros est avant tout une incarnation de l’idéal de la société à laquelle il appartient nous renvoie à une réflexion d’ordre socio-historique et politique sur le genre épique, et nous invite à examiner l’évolution du héros, notamment en France : le héros évolue en même temps que les valeurs de la société. Claude Millet, dans l’article cité plus haut,  montre ainsi que « l’épopée démocratique du XIXe siècle dénoue le lien du héros à la victoire et à la gloire » et le « délie de la sphère du pouvoir et de la souveraineté. »

 

 

On pourra donc envisager la cas d’œuvres qui ne chantent pas de héros à proprement parler, mais ont su « héroïser » leur matière. Ressortit donc à l’héroïque tout héros ou tout ce dont on peut faire un héros, tout ce qu’on peut « héroïser ».

Nous avons proposé un ensemble de critères pour définir l’héroïque, mais force est de constater que ceux-ci sont fluctuants. Il sera nécessaire de réfléchir aux évolutions de la notion dans le temps pour une culture donnée, ainsi qu’à ses variations dans différentes cultures.

 

 

La discussion a donné lieu a plusieurs remarques :

-         La nécessité d’ajouter à notre définition de l’héroïque le critère du style élevé ;

-         La prise en compte dans notre corpus de l’héroï-comique ;

-         L’interrogation sur un « héros du mal », en rapport par exemple à la notion de « grandeur d’âme » chez Corneille.

 

 

Indications ibliographiques

 

 

 

Avatars littéraires de l’héroïsme de la Renaissance au siècle des Lumières, Elseneur, n°20, Presses universitaires de Caen.

 

K. Csùrös, Variétés et vicissitudes du genre épique de Ronsard à Voltaire, Paris, Champion, 1999.

 

Entre Moyen Âge et Renaissance : continuités et ruptures. L’héroïque, dir. D. Bjaï et B. Ribémont, Cahiers de Recherches médiévales (XIIe-XVe), vol. XI, 2004.

 

Grand genre, grand œuvre, poème héroïque, dir. D. Bjaï,  Nouvelle revue du XVIe siècle, Genève, Droz, 15/1, 1997.

 

L’héroïsme au XVIe siècle, Nouvelle revue du XVIe siècle, Genève, Droz, 12/1, 1994.

 

D. Madelénat, L’épopée, Paris, p.u.f. [littératures modernes], 1986.

 

G. Mathieu-Castellani (dir.), Avatars de l’épique, Revue de littérature comparée, n°280, oct-déc 1996.

 

D. Maskell, The Historical Epic in France, 1500-1700, London, Oxford University Press, 1973.

 

B. Méniel, Renaissance de l’épopée. La poésie épique en France (1572-1623), Genève, Droz, 2004.

 

H. de Montmoret, G. de Brie, P. Choque, L’incendie de la Cordelière : l’écriture épique au début de la Renaissance, textes présentés et traduits par S. Provini, La Rochelle, « Rumeur des Âges », 2004.

 

J.-M. Roulin, L’Epopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, Voltaire Foundation [SVEC 2005 :03], 2005.

 

 

 

Cette bibliographie ne se prétend évidemment pas exhaustive ! Nous vous serions reconnaissants de nous indiquer des titres pour la compléter.

 

 

 

 

 

Exposé de Sandra Provini sur « La poésie nationale d’Aragon

 

et la tradition héroïque de la poésie française »

 

 

 

 

 

L’exposé s’ancre dans le constat d’une parenté entre la production poétique d’Aragon pendant la deuxième guerre mondiale et la poésie héroïque des « Rhétoriqueurs » au début de la Renaissance. Selon le critique N. Martine, « les procédés savants des Grands Rhétoriqueurs servent [dans la poésie d’Aragon] une intention populaire. Ainsi, le souci de la forme, loin de se fermer à l’histoire se laisse investir par elle »(« Contradiction et unité dans la poétique d’Aragon », Europe, 1991, p. 65). Se trouve ici souligné dans la poésie d’Aragon le souci de la forme, considérée non comme jeu gratuit, mais comme travail sur la réalité, sur l’Histoire, dans la visée d’un destinataire le plus large possible. L’exposé se trouve donc organisé autour de trois points : la mise en évidence de ce « souci de la forme » qui se laisse investir par la réalité ; l’analyse du travail poétique opéré sur l’Histoire pour l’ « héroïser » ; la détermination des visées de cette poésie orientée vers le destinataire.

 

 

Du point de vue formel tout d’abord, il n’est pas difficile de relever les emprunts, notamment en ce qui concerne la rime et les formes poétiques, qu’Aragon a fait aux procédés des Rhétoriqueurs : il utilise ainsi la rime brisée, prenant explicitement pour modèle Octovien de Saint-Gelais, ainsi que les rimes équivoquée et senée ; il reprend aussi la césure lyrique et la césure enjambante qui ne seront plus admises dès l’époque de la Pléiade. Ce souci singulier de la forme trouve sa raison d’être dans la nécessité d’appréhender l’événement à travers des formes qui le domestiquent, le structurent. A la débâcle, à l’inversion comme à l’asphyxie des valeurs, Aragon oppose la résistance de formes poétiques stables, héritées d’une longue tradition nationale et porteuses d’une mémoire collective que le poète réinvestit dans le présent de l’écriture. Il inscit ainsi ses poèmes dans la tradition poétique française, et par là-même les événements qu’il chante dans l’Histoire nationale.

 

 

Une grande partie de la production poétique d’Aragon sous l’Occupation peut être dite « de circonstance » : les poèmes, écrits en réaction aux événements, font entendre un lyrisme politique. Le je qui s’y exprime coïncide moins avec le moi autobiographique du poète qu’il n’est l’émanation d’un chanteur-scripteur parlant au nom d’un groupe, résistants ou peuple français, ou, pour reprendre une expression du Comité National des Ecrivains (CNE), « criant pour la nation ». Paradoxalement, chez le poète résistant comme chez les Rhétoriqueurs, ce lyrisme de circonstance s’apparente à l’épopée : le recours aux légendes médiévales permet à Aragon d’« héroïser » sa matière, comme le faisaient les auteurs renaissants en forgeant des comparaisons entre les héros de leur temps et ceux de l’Antiquité. Quand il se peint en Lancelot et compare la France à la forêt légendaire de Brocéliande, il s’agit pour le poète de donner à l’Histoire en train de s’écrire les dimensions du mythe.

 

 

Enfin, la visée de la poésie d’Aragon rejoint elle aussi celle des poètes de cour du début de la Renaissance : cette poésie est en effet informative, qu’elle s’adresse aux lecteurs du présent pour leur faire connaître les événements dans des conditions d’accès difficile à l’information, ou aux lecteurs de l’avenir pour immortaliser les exploits accomplis ; elles est aussi didactique, faisant un large usage de l’allégorie et délivrant des leçons d’ordre moral et politique, et se veut même un appel aux armes : Aragon justifie ainsi son usage des mythes par l’idée qu’ils « ont force de faire agir » ; elle cherche enfin à soutenir le prestige de la littérature françaises, et par là de la France, dans un contexte international conflictuel.

 

 

La conclusion de l’exposé porte sur la coloration héroïque de la poésie d’Aragon. Celle-ci tient d’abord à son objet, la guerre ou le combat. Ce sont les circonstances, elles-même épiques, qui font l’épicité de cette poésie. De plus, le poète célèbre une action collective, comme le souligne le fréquent emploi du nous et un lyrisme centré non sur le sujet mais sur le destinataire. Enfin, c’est une poésie qui chante des « héros », des Français ordinaires martyrs ou résistants qu’il s’agit de faire entrer dans la galerie des héros nationaux du passé historique ou légendaire. Non content de reprendre des formes poétiques et des procédés rhétoriques aux poètes médiévaux, ainsi que de leur emprunter des thèmes, Aragon s’inspire donc d’eux dans sa pratique pour héroïser la matière de sa poésie. C’est sans doute le recours à la légende nationale qui donne le mieux sa couleur héroïque à la poésie d’Aragon.

 

 

La séance s’est terminée sur une note plus solennelle : nous avons eu le plaisir rare d’entendre lire de la poésie. Jean Vignes avait choisi les chants I, IV et VII du Musée Grévin, et a restitué pour nous toute sa force à ce poème. Qu’il en soit ici remercié.